Écrire l'histoire autrement. Tel est le pari de Raymonde Autier. En se mettant dans la peau de Natalie de Laborde, fille du banquier du Roi et seigneur de Méréville, elle écrit son histoire à la première personne. Mais il ne s'agit pas du tout d'une fiction car ce récit est solidement appuyé sur des sources fiables: archives, récits des contemporains ont permis une reconstitution fidèle des faits. L'intérêt de cette démarche est clair. Elle permet au lecteur de se mettre à son tour dans la peau de Natalie. Bonne lecture !
Jean-Pierre Durand
Pour permettre une lecture plus fluide, les notes et les références ont été placées à la fin du texte.
Je rencontrai Natalie de Laborde pour la première fois dans un ouvrage que Jean d’Ormesson venait de publier et qui s’intitule Mon dernier rêve sera pour vous, sous-titré une biographie sentimentale de Chateaubriand. Au milieu de toutes les séductrices que Chateaubriand avait connues et aimées, Natalie la mystérieuse traverse les Mémoires d’Outre-Tombe comme un secret qu’il brûle de confier. Il s’en délivrera en la faisant revivre sous les traits de Bianca dans le Dernier Abencérage et de Velléda dans Les Martyrs.
J’habite Méréville où Natalie a vécu et laissé sa signature sur les registres de la paroisse. Curieuse de ce destin exceptionnel et tragique, j’entrepris des recherches aux archives, lus les Mémoires, les souvenirs, les lettres de ses contemporains et la retrouvai dans beaucoup de lieux que cette impatiente voyageuse avait fréquentés. Un jour, délaissant les fiches, je pris mon stylo et, me mettant à sa place, j’écrivis ses mémoires.
Raymonde Autier
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Natalie de Laborde, comtesse de Noailles, duchesse de Mouchy,
La muse de Méréville[1]
1775 Une enfance heureuse, une famille exceptionnellement prospère
Augustin Pajou, buste de Natalie de Laborde, terre cuite (1789), Musée du Louvre
« J’ai été une petite fille choyée et heureuse puis une jeune fille qu’on disait exceptionnellement douée et fêtée partout et par tous. Il me semble que j’étais terriblement avide de connaissances. J’ai eu la chance rare d’être née dans un milieu éclairé qui m’a permis de satisfaire cette curiosité naturelle. C’était l’époque des Lumières, l’époque des illusions, perdues maintenant. De ces premières années, si j’excepte le magnifique hôtel[2] où nous vivions à Paris, je revois surtout des jardins, des forêts et des parcs dont l’enchantement était si puissant qu’il me permettait d’ignorer la laideur et le mal de l’autre côté des murs. Dessinés par d’habiles paysagistes, entreeux venant de provinces lointaines en quête du travail que la richesse de mon père pouvait leur donner. Ils saluaient bien bas lorsque celui-ci venait s’enquérir sur place de l’avancement des travaux. Ces jours-là, je suppliai qu’on me laissât accompagner la petite troupe qui le suivait. J’étais la compagne éblouie de Vernet[5] et plus tard de Belanger, de Pajou et surtout de Monsieur Robert. Mon imagination d’enfant s’envolait et je voyais déjà en esprit l’œuvre accomplie. L’amour de l’art, de la beauté naissait en moi, un amour exigeant, tyrannique. Jamais, depuis, je n’ai pu supporter la laideur, la vulgarité, la négligence. Des souvenirs s’imposent à moi : Nous étions encore à La Ferté[6], en 1781 le jour de mon anniversaire : « Tu as sept ans, c’est l’âge de raison. Tu es une grande fille maitenus par un grand nombre de jardiniers, animés par les œuvres des plus habiles sculpteurs, représentés par les peintres les plus célèbres, ces jardins étaient des œrntenant. Ne sois jamais méprisante ni hautaine. Tu ne dois pas te prévaloir de ce que tu possèdes et que les autres n’ont pas. Suis l’exemple de ta mère si bonne, si simple ! » C’est mon père[7] qui parle et ses conseils n’ont jamais quitté ma mémoire. J’étais une enfant précoce. Je sus lire de bonne heure, j’écrivais, je faisais de la musique, je récitais les fables devant les visiteurs mais je jouais encore à la poupée et prêtais mes colères, mes envies à la pauvre Fanchon qui n’avait que les mauvais rôles. On me couvrait de cadeaux et mon père qui jouait volontiers les pères nobles ne savait rien me refuser. C’est alors ma mère qui intervenait :
- Vous allez la gâter !
Je me demande maintenant comment il pouvait s’intéresser ainsi à nous, lui qui avait tant d’affaires à traiter, tant de gens à écouter, tant de solliciteurs. Naturellement, son pouvoir croissait en même temps que sa fortune. J’entendis un jour Monsieur de Bachaumont[8] le comparer à un nouveau Crésus. Mais ajoutait-il, faisant allusion aux travaux de Méréville, il emploie sa fortune utilement.
Quand je repense à mes premières années, celles de la Ferté-Vidame, je me vois entourée de cette grande famille qui avait su conserver des mœurs bourgeoises malgré son extrême et récente richesse. Je revois ma sœur Pauline[9] de neuf ans mon aînée. C’était déjà une jeune femme accomplie que j’admirais parce qu’elle était belle et libre. Son prestigieux mariage avec Jean-François Pérusse, duc des Cars, en 1783 fut un moment inoubliable plein de fêtes et de bruits. Je l’enviais.
-Toi aussi tu seras duchesse ! dit mon père.
Mes frères riaient et se moquaient affectueusement de moi. Ange et Edouard[10] étaient de magnifiques cavaliers fiers et audacieux, inséparables déjà, comme ils l’ont été dans la mort, hélas. Qui aurait pu imaginer qu’un destin aussi tragique les attendait si loin, si jeunes ? François, l’aîné de la famille, nous avait déjà quittés pour l’Amérique avec l’expédition de La Fayette[11]. La famille se réjouissait de l’esprit de liberté qui animait tout un peuple et s’enorgueillissait de notre participation à la lutte pour son indépendance. Finalement, Alexandre, mon aîné d’un an seulement est le seul garçon survivant de cette belle nichée qui faisait l’orgueil de nos parents. Il fut aussi le plus proche de moi avant de nous quitter pour devenir pensionnaire au Collège de Juilly. A dix-sept ans, il quittait la France et faisait ses premières armes dans l’armée autrichienne. Je ne le revis que dix ans plus tard à son retour en France après la tourmente. Quant à moi, j’étais une fille. Comme la plupart des jeunes filles, j’aurais dû faire mon éducation dans un couvent. J’eus la chance d’y échapper grâce à l’esprit particulièrement ouvert de mes parents et à la présence attentive et quotidienne de ma mère si tendre, si bienveillante. Je n’étais jamais seule. Des cousins, des cousines, des amis nous entouraient continuellement. L’hôtel de la rue d’Artois à Paris, les couloirs du château de la Ferté retentissaient de rires et de cris que nos précepteurs avaient du mal à contenir. C’étaient des jours pleins d’insouciance. Jean-Baptiste Greuze qui peignait alors les portraits des membres de la famille a laissé une scène où l’on voit ce débordement d’enfants et de plaisir familial. Ce tableau s’appelle « La bonne mère[12] ». Je ne peux me le représenter sans éprouver une grande nostalgie.
"Un débordement d'enfants et de plaisir familial" - Jean-Baptiste Greuze, La mère bien-aimée (1767)
Madrid - Coll. perticulière
Les talents exceptionnels de M. de Laborde notre père, sa valeur, son habileté lui avaient valu la faveur de notre Roi et la reconnaissance de Monsieur le duc de Choiseul au sommet de sa carrière. Quand les innombrables travaux de reconstruction de La Ferté furent achevés, nos parents ne cessèrent de recevoir dans cette magnifique demeure digne d’un prince. Gens de lettres, artistes, grands seigneurs participaient à la gloire de Laborde. Si ces personnages flattaient le juste orgueil du maître de maison, ils ne parvenaient pas à l’éblouir. Pour lui, seule la valeur individuelle, le mérite personnel comptait. Il s’était hissé seul par sa volonté et ses efforts au niveau le plus haut de la société, évitant les multiples embûches dressées sur la route d’un roturier d’une lointaine province arrivé à Paris sans appuis, sur sa seule renommée. Comment cet homme clairvoyant dans tous les domaines a-t-il pu rechercher pour le mariage ses filles et pour lui-même des titres de noblesse qui nous ont été ensuite si néfastes ?
Il n’était vraiment heureux qu’au milieu de sa famille[13] et surtout près de notre mère dont il prenait souvent conseil. Il disait qu’elle était « sa femme et son meilleur ami ». Ce genre masculin utilisé pour une épouse, en dit long sur l’estime qu’il lui portait et qu’elle méritait pleinement. Que ne l’a-t-il écouté quand elle le pressait de fuir comme tout le monde à l’étranger pour se mettre à l’abri quand il était encore temps ?
La renommée de notre père en matière de finances dépassait la France. Dès 1777, Joseph II d’Autriche, frère de notre reine Marie-Antoinette, de passage à Paris lui accorde une audience et l’interroge sur les académies, les fondations, les meilleurs moyens de s’instruire[14]. Plus tard, c’était je crois en 1781, au cours d’un deuxième voyage en France il revint, sous le pseudonyme de comte de Falkenstein, lui demander conseil pour la gestion des finances de son pays dans l’espoir de réformer le vieil empire des Habsbourg. Un futur empereur, en personne, sous un nom d’emprunt à La Ferté Vidame ! Pensez donc ! La « suite » de ce monarque était nombreuse et bruyante. Tandis que tous se réjouissaient dans la fête préparée à son intention, les deux hommes s’enfermèrent dans le cabinet de travail et parlèrent longtemps de l’avenir de ce grand pays d’Europe. Nous vîmes également Auguste-Guillaume, le Prince royal de Prusse, propre frère de Frédéric II. Des personnages illustres comme Voltaire lui confiaient leurs intérêts et demandaient conseil pour développer l’activité économique dans leurs domaines. Les grands d’Espagne ne juraient que par lui. Ses rivaux en affaire eux-mêmes reconnaissaient ses talents et craignaient par-dessus tout – un comble n’est-ce pas ?- son honnêteté !
Jean-Joseph de Laborde, portrait, François Dumont dit l'Aîné
Quand les travaux de La Ferté-Vidame furent achevés, notre père était alors au sommet de sa puissance. Le grand jardin « à la française » devant le château montrait des perspectives immenses, la forêt dans le lointain semblait protéger ce joyau rempli d’œuvres d’art, de mobilier, de tableaux, de tapisseries soigneusement choisies et exécutées par les plus grands artisans. Les fêtes, les réceptions, se succédaient. Mais la renommée attire les curieux et les envieux. Le duc de Penthièvre[15] qui semble-t-il collectionnait les châteaux convoita notre palais. Il avait dû abandonner celui de Rambouillet au Roi qui le désirait pour la chasse ou pour toute autre raison : « le bon plaisir du Roi », disait-on. Le travail de tant de jours, la fierté d’une œuvre exceptionnelle, l’espoir d’en jouir longtemps, tout ce que nos parents avaient placé de rêve autour de cette construction qu’ils avaient mis dix années à bâtir, à perfectionner, allait être anéanti. Le Roi en personne intervint. Il fallut céder La Ferté Vidame, notre beau palais, à ce duc bien pourvu déjà de domaines et de chasses pour qui La Ferté-Vidame n’était qu’un caprice. On évoquait la malheureuse affaire de Vaux-le-Vicomte[16]. L’histoire se répéterait-elle ? La déception, je dirais même le désespoir de nos parents fut immense mais ils n’en laissèrent rien paraître. On sauva le mobilier et la plupart des grands tableaux, en particulier ceux de Vernet qui ont fait un si bel effet à Méréville.
Est-ce juste de subir le caprice de ce Seigneur ? Osai-je demander à mon père. Il me répondit tristement que la monarchie absolue était le gouvernement de la France, qu’il en avait été ainsi depuis toujours et que rien ne pouvait changer cet état de choses. Il tenta de justifier à mes yeux le rôle historique de la noblesse mais j’avais dix ans et je me révoltais à l’idée d’abandonner ma chambre, mon parc, et même les paysans et leurs enfants que ma mère visitait en ma compagnie.
Le prochain sera plus beau que celui-ci promit mon père pour nous consoler.
1784, Méréville, une ruche au travail
Le château La Tour du Pin et ses jardins en 1784, avant les travaux de Laborde
Alors je revois un autre jardin, plus proche de Paris, plus petit aussi. C’est Méréville[17] en 1784. Il fallait tout recommencer. Ce fut quelque chose de tout à fait différent, au goût du jour, mélancolique ou primesautier selon les saisons. Lorsqu’il venait à Méréville, en 1806, Monsieur de Chateaubriand qui aimait la nature, aimait ce jardin qu’il comparait au paradis terrestre. Mais je l’ai déjà dit !
Hubert Robert, le « bon » Robert[18], ainsi parlait-on de lui, tant il était cordial, vif et disponible, passait de nombreuses journées à Méréville à dessiner et à peindre les paysages imaginaires de notre futur parc. Manière originale de travailler, il proposait ses projets à mes parents de cette manière. On pouvait ainsi se rendre compte de l’effet produit avant d’entreprendre les travaux, ce qui était très excitant. Je le suivais, passionnée, tandis qu’une activité[19] incroyable régnait dans le village et aux alentours.
Hubert Robert, portrait par Elisabeth Vigée-Lebrun
Il y eut jusqu’à quatre cents ouvriers qui bouleversaient complètement le paysage, arrachant le limon du plateau, grattant le tuf, s’embourbant dans les fonds marécageux. La rivière fut détournée de son cours, on aménagea une île au milieu de son nouveau lit, un grand lac fut creusé et fondé tout exprès, des grottes s’accrochèrent au flanc du coteau. On transforma l’antique moulin banal en moulin de marquise et des ponts plus extravagants les uns que les autres permirent d’errer d’une rive de la rivière à l’autre. Je n’oublie pas les grandes constructions fabriquées tout exprès pour inviter le promeneur à la méditation : la Colonne rostrale, le Cénotaphe de Cook, le joli Temple de la Piété filiale et la haute Tour, une seule colonne géante qui ressemble à un phare au milieu de l’océan des blés. Elle est située dans le Petit Parc auquel on accède par un pont de brique et de pierres qui enjambe le chemin de la Vallée Nord.
"Un moulin de marquise", l''une des fabriques du parc
Des allées et venues incessantes de chariots remplis de vivres, de barriques et de matériaux de construction rendaient la circulation difficile. Des attelages de toutes sortes circulaient en tous sens. Un sentiment étrange d’urgence mêlé à un extrême désir de perfection semblait animer mon père. Il était passionné et pressé comme si le temps lui était compté. Il l’était en effet mais nous ne le savions pas encore.
Comme le parc primitif s’avérait trop petit pour satisfaire ses ambitions mais aussi nos caprices, il fallait l’agrandir au fur et à mesure de l’avancement des travaux et de la perspective de nouveaux projets. Des hameaux situés à proximité comme La Gendarmerie, Le Vau et Le Gué qui empêchaient l’extension du parc disparurent. Il fallait convaincre les propriétaires récalcitrants, leur proposer de bonnes terres limoneuses sur le plateau en échange de leurs carrés de pré. Des gens du village, le vieux notaire Maître Boreau, les arpenteurs aussi s’empressaient au château pour ces échanges ou ces achats. Mon père qui venait pourtant de subir le choc d’un semblable abandon semblait ignorer les regrets des petits propriétaires. Côté bourg, hors les murs, on construisit en toute hâte une nouvelle et large rue bordée de maisons[20] pour loger les architectes et les maîtres d’œuvre qui séjournaient plus longtemps. Les compagnons, les journaliers se débrouillaient généralement chez les paysans. Il y avait un tel mélange de provinces, de métiers qu’on se serait cru à la construction de la Tour de Babel. L’intendant, M. Lion, était le vrai responsable de l’ordre et du travail accompli. Lorsque mon père était absent, c’est lui qui faisait chaque soir à son maître par écrit le compte-rendu exact de l’avancement des travaux, des dépenses engagées, des difficultés rencontrées, de la santé des ouvriers. Il relatait les rixes quand elles se produisaient, demandait conseil, attendant les ordres.
Des pépiniéristes étaient venus d’Orléans, de Chessy, de Chanteloup, apporter des centaines de plants[21] de toutes espèces, des fleurs rares et des arbustes d’ornements originaires du bout du monde. Il y avait un jardin botanique, un jardin potager protégé des vents par de hauts murs garnis d’espaliers comme à Versailles, un jardin alpestre qui rassemblait des essences lointaines. Tout était organisé autour d’un vaste espace en forme de bassin où la Juine serpentait paisiblement. Tout semblait naturel, cependant tout avait été pensé, construit. Méréville était comme une ruche au travail, bruissante et heureuse. Méréville vivait un conte de fées. Dans ces temps où le travail manquait cruellement, le marquis de Laborde donnait du travail et permettait aux malheureux de survivre.
Hubert Robert, les jardins de Méréville
Cependant au cours de ces années de grande création, deux événements tragiques entamèrent ce bonheur.
Je me souviens de ces appels au secours lorsque le petit Temple presque monté s’enfonça brusquement dans le sol ensevelissant des compagnons[22] sous les lourdes pierres taillées. J’entends encore les cris, les gémissements des blessés, les appels des premiers secours impuissants devant le désastre. Rageusement, défiant le destin, dans la semaine qui suivit, mon père le fit reconstruire sur le plateau, au-dessus du pont ruiné afin de ne laisser aucune trace de ce terrible accident. Toujours cette rage d’affronter l’adversité et de réussir malgré les obstacles. Le ciel aussi manifesta son courroux pendant l’orage de juillet 1788[23] qui détruisit entièrement les récoltes. Cette fois la richesse de Monsieur de Laborde vint au secours de tous ces pauvres gens privés même de semences pour l’année suivante. Et tous, de le vénérer comme leur père, célébrant sa richesse et sa générosité.
C’est aussi à cette époque que La Pérouse préparait sa grande expédition maritime et scientifique. A Paris, nous participions aux préparatifs[24]. Admise au même titre que mes frères autour du globe terrestre ou à la table de travail, j’observais les instruments de mesure, portulans, astrolabes, boussole dont on m’expliquait l’utilisation. Des chimères, des animaux inconnus qui me faisaient frissonner de peur illustraient les cartes incertaines. Nous suivions les explications de mes frères qui avaient obtenu l’autorisation de servir à bord avec cet équipage prestigieux où l’on comptait des savants de toutes disciplines, mathématiciens, naturalistes, géographes, dessinateurs, traducteurs.
Nicolas-André Monsiau, Louis XVI donnant ses instructions à La Pérouse
Château de Versailles
Notre mère craignait les dangers, faisait des recommandations :
-Tu veilleras sur ton frère, disait-elle, à l’aîné Édouard.
-Tu suivras ses conseils, disait-elle, à Ange son cadet de quatre ans.
Ils la rassuraient avec un sourire impatient.
-Ne montez jamais sur le même bateau, continuait-elle.
-Alors comment ferai-je pour le surveiller ? Répliquait l’aîné en riant.
-D’ailleurs je demanderai moi-même cette faveur, poursuivait-elle. Jamais ensemble sur le même vaisseau ! La Reine qui est aussi mère saura m’appuyer dans cette démarche.
-Que de tourments me causent ces garçons !
- Et moi quand partirai-je aussi ?
- Mais tu n’es qu’une fille !
Alors je maudissais cet état qui me réduisait aux salons et aux futilités.
Ange embarqua sur l’Astrolabe commandée par La Pérouse et Édouard sur La Boussole dirigée par de Langle. Ils quittèrent la rade de Brest le 1er août 1785. Nous étions venus assister au départ. Ce fut un grand jour. Comme nous étions heureux et fiers alors !
Mais pourquoi ? Pourquoi se trouvaient-ils sur la même chaloupe ce jour maudit du 13 juillet 1786[25], quand ils tentèrent de porter secours au lieutenant Lescure et qu’ils furent en même temps précipités dans les flots ? Dix-neuf compagnons disparurent avec eux à jamais. Deux ans s’écoulèrent avant que nous n’apprenions la nouvelle. Le temps pour les deux bâtiments de traverser l’Océan Pacifique, de débarquer un émissaire sur les côtes russes et, de relais en relais, le temps pour lui de franchir au milieu des dangers les plus grands les quinze mille kilomètres qui nous séparaient. Tandis que son émissaire, Barthélémy de Lesseps,[26] arrivait à Versailles le 18 octobre 1788, chargé des caisses confiées par La Pérouse et du message terrible alors que nous célébrions d’avance la gloire de nos jeunes héros qui allaient revenir, croyait-on, si jeunes et déjà mûris par les épreuves et les dangers vaincus. La colonne rostrale dressée pour leur triomphe devint une colonne mortuaire. Ironie de la vie. Douleur insoutenable de notre mère. Tour à tour ce fut la révolte puis la soumission puis à nouveau la révolte. Jamais une seule heure de répit dans le chagrin !
Hubert Robert, la colonne rostrale (détail)
Si je me demande à quel moment les dieux jaloux jetèrent leur funeste regard sur notre famille ce fut bien ce jour-là. A partir de ce jour leur colère, leur haine même, allaient nous poursuivre sans cesse. Nous ne le savions pas encore et mon père, à chaque fois brava le destin. Il y eut cependant encore des bons jours.
1790-1791 Temps des illusions : Gloire de François, Fête de la Fédération, mon mariage, naissance de Léontine
Cette année 1790 par exemple, l’année des grandes espérances. Nous avions franchi sans trop de mal les États-Généraux, surpris sans doute de la décision de François de se présenter avec le Tiers-État pour le bailliage d’Étampes qui l’avait élu député. Les événements parfois échappaient à la raison comme ce quatorze juillet où la violence qui couvait déjà depuis des mois, tout à coup, avait explosé. Mais il y avait toujours parmi nous quelqu’un pour expliquer l’affaire et excuser l’illégalité. Les décisions étaient prises si rapidement qu’elles surprenaient tout le monde. Ainsi cette drôle de nuit du quatre août où Noailles en personne avait demandé l’abolition de ses propres privilèges et par là même de ceux de tout son ordre. Après tant de siècles d’immobilisme, c’était comme si le temps s’emballait, comme le fait parfois un cheval devenu fou qui se met à courir à toute allure. Chaque jour apportait du nouveau et dans l’ensemble nous approuvions. Un nouveau monde allait naître. L’apogée de cette illusion fut marqué par la grandiose fête de la Fédération, au Champ de Mars le 14 juillet 1790.[27] On célébrait l’unité de la Nation, l’accord entre tous. Nous fûmes les premiers à vouloir participer.
François, mon frère aîné, avait été jusque là mon héros, je devrais dire notre héros familial. Il avait le prestige des grands voyageurs. Suivant le courant qui portait la jeunesse vers l’Amérique, il s’était embarqué à la suite de La Fayette en 1781 dans l’escadre de Guichem et, jeune enseigne de vaisseau, avait participé à la Guerre d’Indépendance. Au lieu de rentrer directement en France, il avait fait un voyage de huit cents lieues dans l’intérieur du pays afin d’assouvir sa curiosité à l’égard d’un monde nouveau plein de promesses. Il était intarissable et nous l’écoutions, subjugués.
Notre père l’avait élevé dans l’espoir qu’il lui succéderait un jour ; c’est pourquoi il avait rédigé à son intention des Mémoires où il exposait ses idées sur la conduite des affaires, donnant des conseils de probité et de travail : -La parole donnée, exposait-il, a plus de prix qu’une grosse prise de bénéfice. Il montrait la supériorité du négoce et de l’industrie qui donne du travail à tous, accroît la richesse, l’activité des hommes et leur bien-être. - Malgré leur incontestable utilité, écrivait-il, les opérations financières[28] sont de ce point de vue, stériles. Il racontait quelques épisodes de sa vie, son origine modeste, son travail subalterne dans la maison de commerce de son cousin à Bayonne, ses efforts, sa réussite spectaculaire au service de Choiseul son protecteur, la confiance de tous enfin, obtenue grâce à sa loyauté autant qu’à son habileté. Il expliquait sa devise « Ex parvo multum ». Parti de peu, il avait réussi à obtenir beaucoup. C’était un message d’espoir pour tous les hommes d’origine humble comme lui qui pouvaient réussir grâce à leur mérite.
François de Laborde, député du baillage d'Étampes aux États-généraux
François avait profité de son enseignement. Comme notre père autrefois à Bayonne, il avait franchi tous les niveaux de la hiérarchie bancaire, à partir du plus petit commis puis d’échelon en échelon, en passant par les responsables de caisse ou des comptoirs de commerce, il était arrivé jusqu’au plus habile des financiers de la maison Laborde, notre oncle Nogué[29], véritable bras droit de son beau-frère. Imbattable sur la tenue des livres, sur le calcul des intérêts, l’organisation d’un budget. Quant à François, il était devenu une autorité[30] en matière de finances. Il avait aussi des vues hardies et novatrices en matière d’économie et, député du Tiers-État, il avait participé à la proclamation de l’Assemblée Nationale. Peu instruits dans le domaine des finances, les députés l’écoutèrent attentivement toutes les fois qu’il prit la parole, notamment lorsqu’il s’éleva violemment contre le papier monnaie à cours forcé proposé par Necker. Il aurait voulu qu’on remplaçât ce remède empirique par la création d’une banque publique et l’élaboration d’un budget de l’État, sain et vérifiable comme celui d’une maison de commerce prospère. Les députés l’écoutèrent certes, demandèrent l’impression du discours, applaudirent beaucoup puis en restèrent là et se soumirent à la solution de facilité en s’acquittant des dettes énormes de l’État par la confiscation des biens du clergé. Ce fut chez nous une grande déception. Mon père entrevit immédiatement la faillite de la richesse privée. Il avait raison.
François ne passait plus que de courts moments à la maison. Mais chacun de ces moments était occupé par des discussions sans fin. Le Manège où siégeait l’Assemblée était devenu un champ de bataille où seules les voix les plus puissantes, c’est à dire les plus fortes se faisaient entendre, même si elles proféraient des sottises ou des insultes.
-Une salle de spectacle, une foire d’empoigne où les démagogues les plus avertis viennent faire leur numéro attendant comme au théâtre applaudissements, rires, cris, grommelait la sagesse du vieux marquis, notre père.
-J’approuve vos objectifs mais je m’inquiète des réactions du public enchérissait ma mère.
- Quel travail sérieux peut s’accomplir dans un tel tohu-bohu ? Insistait le banquier.
-Rassurez-vous, il se fait au sein des commissions. C’est surtout là que je travaille, répondait François.
Des débats passionnés à l'Assemblée Constituante
Contrairement à de nombreuses femmes de la bonne société, ni ma mère ni moi n’assistions aux séances de l’Assemblée mais leurs échos parvenaient jusqu’au salon et nous pouvions lire et commenter les innombrables gazettes. Mon père interrogeait inlassablement notre jeune député sur les progrès de la « Commission des droits de l’homme et du citoyen » dont il faisait partie.
- Prévoyez-vous aussi de définir les devoirs du citoyen[31] ?
- Comment envisagez-vous de préciser le droit de propriété ?
- Et le code des noirs dans les colonies[32] ?
Plein d’enthousiasme, nullement déconcerté par les objections de son père, François ne voyait que l’aspect positif. Il mettait à la disposition du Comité de Recherches de grosses sommes d’argent, s’engageait solennellement : « Je prends la résolution de consacrer tous mes efforts à la liberté. Ma vie et ma fortune appartiennent à la Patrie. »
Un autre jour, à la tribune, il expliqua la portée du serment civique, devint membre du Comité de la Marine puis commissaire pour la surveillance de l’Extraordinaire, ce qui constituait une lourde charge. Il faisait preuve d’une activité inlassable et croyait participer à la création d’un monde nouveau et idéal. Ayant eu depuis sa naissance tout ce qu’on peut désirer, il n’éprouvait aucun sentiment d’animosité ou de ressentiment, contrairement à certains de ses collègues députés comme lui. Il croyait que l’homme, né bon, reste bon[33] si on lui en donne les moyens. Il voulait consacrer sa vie à cette tâche, l’utopiste ! C’était ce que nos parents nous avaient enseigné. Son enthousiasme était communicatif et je l’écoutais pleine d’admiration et d’envie. J’aurais voulu moi aussi participer à cette formidable mutation.
Toutes ces occupations parisiennes et politiques ne l’empêchèrent pas d’arriver à brides abattues à Méréville qui fêtait avec dix jours d’avance la Fédération[34]. Il avait été élu au début de l’année Colonel de la Garde Nationale de Méréville et d’Angerville. Laborde-Méréville, tel était son nom, n’aurait pas voulu faire défaut à de nouveaux citoyens qui mettaient en lui leur confiance. Il portait pour la circonstance le bel uniforme des Gardes Nationaux dessiné par David[35]. La paroisse était réunie sur la butte au bout du plateau, pompeusement appelée La Montagne coupée dans ce plat pays beauceron. Les hommes avaient prêté le fameux serment de fidélité au Roi et à la Nation avant de se rendre en cortège à l’église de Saint-Père avec en tête le porte-drapeau dont l’étendard blanc et enrubanné de tricolore était brodé d’un bonnet phrygien. Ils avaient chanté un Te Deum solennel car l’heure n’était pas encore à la déchristianisation. C’était la première fête civique,[36] une espèce de fraternisation joyeuse à laquelle tous les gens du château, maîtres, valets, domestiques, palefreniers, cochers, jardiniers, servantes ou perruquiers se mêlèrent aux laboureurs, manouvriers et même au curé, bedeau, vicaire et religieuses. La procession ou peut-être le cortège faisait penser à une fête antique représentée sur le fronton des temples grecs. Jeunes filles en blanc, jeunes hommes chamarrés, en uniforme de la garde, fanfare avec cuivres rutilants, enfants, vieillards en habits du dimanche formaient un long ruban multicolore qui s’égaillait sur le chemin de l’Aumône entre la « Montagne » et Saint-Père. Ce 4 juillet 1790 à Méréville fut vraiment une date mémorable car c’était, on le croyait, un moment d’accord ou de réconciliation générale. Il faisait un temps chaud et lumineux, contrairement à la fête de Paris le 14, où Pauline attrapa un coup de froid. Ce jour-là donc, les grilles du château étaient grandes ouvertes et tout le monde était convié. Les habitants de la paroisse avaient tous plus ou moins participé aux travaux. Le beau parc n’était pas tout à fait achevé. Des pierres taillées, du sable, des cailles, des briques, des rondins s’accumulaient encore, présageant d’autres aménagements. On parlait de dresser une grande tour[37] qui permettrait de surveiller les moissons car on craignait les incendies. Sous les ombrages des vieux chênes de l’ancien parc, de grandes tables étaient chargées de victuailles, comme pour la fête donnée à l’occasion de mon mariage au mois de juin précédent. Le vin coulait généreusement. Les plus pauvres hésitaient bien un peu avant de s’aventurer dans les allées. Juste un petit instant avant de profiter entièrement de la fête. Limougeauds, Auvergnats, Creusois, gens du nord ou du midi préfiguraient pacifiquement et joyeusement la Nation tout entière réunie dans ce parc, chantant et dansant sur des airs de leurs pays. Seuls, les jardiniers craignaient les piétinements sur les jeunes plantations.
Leur maître ce soir-là pouvait penser que son fils avait raison de croire au bonheur futur du genre humain et de le préparer. La maîtresse du lieu imaginait les jours tranquilles de sa vieillesse lorsqu’elle se promènerait au bras de son cher époux enfin retiré des affaires. Ce beau jardin annonçait le paradis. Fier de tous ses titres, heureux d’être utile au genre humain, mon frère paradait, ne se sentant plus de joie.
Theresa Cabarrus par François Gérard (détail) vers 1805
Il tournait la tête de toutes les demoiselles. Celle de Thérésia Cabarrus[38] la fille d’un banquier espagnol n’avait pas résisté. Lui aussi semblait l’apprécier. J’étais même un peu jalouse des attentions qu’il avait pour elle. L’année suivante, Thérésia qui aurait pu devenir mon amie, presque ma sœur, si mon père avait accepté une alliance avec sa famille, était déjà devenue Madame Devin de Fontenay. Son époux n’était ni jeune ni beau, ni riche et l’abandonna très vite. On racontait qu’il n’avait gardé d’elle que ses bijoux. Elle, si épanouie, si libre, si affamée de plaisirs, comment avait-elle pu faire ce mariage prématuré et si fâcheux ? François fut-il si déçu qu’il ne se maria jamais ? Eut-il l’occasion de revoir celle qui est devenue ensuite l’épouse de Tallien, le tout puissant maître du Directoire ? Elle avait si bien usé de son pouvoir pendant la Terreur qu’on l’avait surnommée Notre Dame de Thermidor. Son destin est parallèle au mien, tellement admirée, tellement calomniée ! Mais cette fille d’Espagne était faite pour le bonheur et la lumière. Et moi, j’étais trop sensible et je n’ai pas su oublier les années terribles.
Les nuages s’accumulaient au-dessus de nos têtes et je voulais les ignorer. J’avais seize ans. Moi aussi on venait de me marier et j’étais devenue immédiatement et irrémédiablement amoureuse de mon époux. Je sais maintenant que cela ne se faisait pas, que même c’était une inconvenance dans le monde où j’avais été introduite. Tous mes malheurs sont venus de là. Mais comment faire autrement ? L’homme que mes parents avaient choisi était jeune, presque aussi jeune que moi. Il était beau. Il avait les titres de noblesse dont mon père rêvait pour sa fille. C’était le Prince charmant promis à toutes les petites filles dans les contes et les romans que j’avais lus en grand nombre. Apparemment les bonnes fées s’étaient penchées favorablement une fois de plus sur moi pour remplir ma corbeille de mariée. Mais la dernière, la mauvaise, celle qu’on avait peut-être oubliée avait jeté le mauvais sort : Plus elle l’aimera, plus il la dédaignera ! Le contrat[39] de mariage apparut tout de suite comme l’élément essentiel de ce qui était avant tout une affaire. Mon père était précédé d’une réputation d’extrême richesse. « Crésus » avait dit Bachaumont, ce vieux bavard, « Midas » avait répondu Diderot, des « parvenus » dans l’esprit de beaucoup. Mes parents avaient richement doté ma sœur Pauline devenue duchesse des Cars. Pas pour son bonheur, hélas ! Ils renouvelaient, sans le savoir, l’erreur commise avec elle. Ils allaient donc me doter richement.
Charles Arthur Jean Tristan de Noailles, l'époux de Natalie
Les relations, les amis commentaient à voix basse, tâchant d’en savoir davantage :
- Un million de dot, des diamants, des joyaux, des rentes… Sans compter ce qu’offre la famille. Son oncle Nogué par exemple !
- Oui mais le père est prudent, il conserve la main sur la fortune. Des rentes, mais pas tout de suite le capital.
Ainsi les langues allaient bon train mais rien ne pouvait entraver mon bonheur. J’ignorais bien sûr les commentaires de la Duchesse de Chaulnes qui, à propos du mariage de son fils avec la sœur du financier Bonnier de la Mosson, avait dit :
-Il faut bien du fumier pour engraisser les terres !
J’ignorais aussi les bons mots qui couraient les salons - bien fréquentés naturellement - ceux de la « bonne société » où l’on a les titres mais pas l’argent :
-Les filles de financiers[40] avec leurs beaux écus épousent de beaux écussons !
Même si j’avais su, je n’aurais attaché aucune importance à ces propos tant j’étais heureuse.
Le contrat de mariage ? Une formalité ennuyeuse qui ne m’intéressait pas vraiment. Les vingt articles furent proposés, âprement discutés en l’étude de Maître Duclos-Dufresnoy hors de ma présence. Mon père prit la peine de me les commenter avant la signature. Venant de lui tout me semblait parfait. Je n’osais même pas demander qui avait eu l’initiative de cette union. J’avais la faiblesse de penser que mon futur m’avait peut-être remarquée ! Mais il y avait, présente à ce contrat lors de la signature, la vieille duchesse de Gramont, dont le frère, le duc de Choiseul, ministre de Louis le quinzième, avait déjà « arrangé » le mariage de mes parents jadis. L’avènement du jeune couple royal avait rendu au duc et à ses amis leurs grandes entrées à la cour après la disgrâce et l’exil à Chanteloup. C’est ainsi que mon père allait parfois à Versailles. Il avait récemment présenté notre herbier[41] au malheureux petit dauphin qui était en train de mourir afin qu’il pût admirer les pièces savamment classées. Tous fous de botanique, nous fréquentions assidûment Buffon et sa famille ainsi que tous les savants du Jardin du Roi. Nous aimions aussi nous pencher sur les cartes du monde et suivions en pensées la suite du périple que La Pérouse avait entrepris emportant à jamais hélas deux des fils de la famille que nous pleurions en silence. Frénilly a dit en évoquant mon père, qu’il était « ce célèbre banquier de la Cour, cet homme si prodigieusement riche, si prodigieusement triste, blasé de tout, hors sur la musique… » Il ignorait peut-être quel deuil cet homme portait dans son cœur, un deuil qui lui avait montré la vanité des entreprises humaines, des siennes en premier et que seule, la musique apaisait.
Mais je reviens à mon contrat signé aux Tuileries en présence du Roi, de la Reine et de la famille royale, le 23 mai 1790. Ce fut une cérémonie sinistre. Le notaire, Maître Duclos-Dufresnoy, lut les articles du contrat dans un silence pénible qui tenait moins à la gravité de l’acte qu’à la situation du Roi. Certes les grandes journées révolutionnaires ne s’étaient pas encore produites mais déjà l’atmosphère de la cour était différente. La plupart des courtisans avaient disparu dès la première tempête de l’année précédente. Bâle, Bruxelles, Lausanne, accueillaient les grands seigneurs ingrats et couards, naguère comblés d’honneurs et de grâces. Au premier coup de semonces, ils avaient lâché leur souverain désormais seul avec ses deux enfants et quelques femmes : la Reine, Madame Adélaïde et Madame Victoire, sœurs célibataires du Roi Louis XV. Monsieur, frère du Roi, comte de Provence[42] était bien resté, mais quel secours pouvait-il apporter lui qui n’aimait ni son frère ni sa belle-sœur Marie-Antoinette ? Et, ce que personne ne savait, il se disposait aussi à fuir.
Ma nouvelle famille m’impressionnait beaucoup. J’apprenais à vivre avec des ancêtres, une généalogie, celle d’une des plus anciennes et plus illustres lignées du royaume[43], l’une des plus fières de sa race aussi.
Anne Claude d'Arpajon, "Madame l'Étiquette", épouse de Philippe de Noailles
A l’intérieur même, une hiérarchie, des rites. Ce n’est pas pour rien que l’aïeule de mon mari, Anne-Louise d’Arpajon avait été surnommée à la cour « Madame Étiquette » ! Princes, Marquis, Ducs, tous richement titrés m’avaient curieusement regardée, épargnant à peine les commentaires sur mes toilettes – irréprochables -, sur mes bijoux - mon père avait été fastueux -. Certains m’ignoraient complètement, je devrais oser dire, me méprisaient. Pendant la cérémonie qui réunit les deux familles, on vit insensiblement deux groupes distincts se former : d’un côté ma famille, nos amis et nos relations, de l’autre, ma nouvelle famille, leurs amis et leurs relations. La réception fut vraiment princière. Si les Noailles avaient peu d’argent, ils avaient beaucoup de morgue et de crédit ; d’ailleurs, le marquis de Laborde paya tout, c’était presque naturel. Quant à moi, intimidée, mal à l’aise, je ne me rappelle ni la cérémonie religieuse, ni le repas, ni les souhaits de bonheur, ni les compliments qui ne manquèrent pas. Je me revois trébuchant sur un tapis - Mauvais présage ! Je me tournai vers ma mère qui me sourit tendrement : Courage ! Semblait-elle me dire. Je fus un peu réconfortée. Mon père, avec sa belle prestance, son teint animé et son accent des Pyrénées qu’il n’avait pas perdu était pour moi le Prince de la cérémonie devançant même, et pourtant ! Arthur, Tristan, Jean, Charles de Languedoc, comte de Noailles qui me faisait comtesse de Noailles en me prenant pour épouse.
Selon le contrat, nous allions vivre chez mes parents et cela me rassurait. Mon nouveau seigneur posa sur moi son regard et me sourit légèrement. Transportée de joie, je vouai immédiatement ma vie à cet homme par qui j’allais tant souffrir. Ma mère qui n’avait jamais pu voir pleurer ses enfants et craignait par-dessus de me causer un instant de contrariété, m’avait accoutumée à tout ce qui est tendre. J’entrai donc dans la vie croyant qu’on devait aimer et être aimé. J’avais reçu une éducation soignée, j’avais appris à cultiver mon esprit[44], j’avais développé mes forces physiques et j’avais acquis naturellement les manières du monde. On me disait charmante, spirituelle. J’aspirais à une vie tranquille aux côtés de mon époux, de mes enfants. Dans ce temps-là, j’avais plus besoin de bonheur que d’éclat. Mes parents m’avaient constamment donné l’image de leur profonde entente. Proches et unis, je les avais vus se soutenir mutuellement quand nous avions appris l’affreuse mort de mes frères. Cet amour indestructible qui existait entre mes parents, amour fait de confiance, d’admiration réciproque, d’entente parfaite et silencieuse, je voulais le même.
J’interrogeais longuement le visage de mon époux. « Languedoc[45] », l’appelaient ses amis. Il était remarquablement beau, distingué, élégant et suprême qualité, il était « à la mode ». Je ne me posais naturellement pas la question de savoir s’il avait autant de franchise, de courage qu’il me semblait. Plus tard inévitablement, je l’ai comparé à mon père qui ne cessait jamais de se démener, ayant toujours une affaire en tête, une signature à donner, commandant dix personnes à la fois et restant toujours disponible pour sa famille ou pour admirer une œuvre d’art et encourager l’artiste. Tout le contraire de Charles de Noailles, jeune homme oisif, léger et superficiel, fort occupé de sa toilette, ne connaissant que le plaisir et les jeux. Imbu des prérogatives et des privilèges attachés à sa race, il demeura toute sa vie un enfant élevé pour vivre dans un monde différent de la bourgeoisie industrieuse où j’avais vécu. Cependant, je dois reconnaître qu’il a su conserver un fond de bonté malgré cette mauvaise éducation.
Nous partagions le même goût pour les belles choses et les œuvres d’art, ce qui nous permit au début de trouver un terrain d’entente. Je passais les premiers mois de mon mariage comme dans un rêve. J’appréciais la liberté que me donnait mon nouvel état. Dorénavant, je pouvais aller au bal, me montrer à l’Opéra au bras de ce jeune homme fier de m’exhiber. J’étais jeune, d’une « incroyable fraîcheur » disait-on et j’étais pure. Je l’aimais.
Adélaïde Prévost de la Briche, portrait par Élisabeth Vigée-Lebrun
Malgré les bouleversements politiques et la première vague d’émigration, la vie mondaine continuait comme si rien n’était arrivé.Un dimanche d’automne qui suivait notre mariage, nous allâmes en « visite de noces » chez ma tante de la Briche[46], à l’hôtel Saint Florentin, rue La Ville-l’Évêque où elle avait coutume de recevoir quand elle n’était pas en son château du Marais. Elle réunissait ce jour-là une assemblée nombreuse. Les tables de jeu étaient déjà formées, Mademoiselle Beltz préludait au piano tandis que Viotti l’accompagnait au violon. Lorsqu’elle nous annonça, sa voix douce sembla résonner fort car le silence s’établit tout à coup :
-Madame la Comtesse et Monsieur le Comte de Noailles !
Certaines personnes se levèrent, d’autres s’avancèrent. Je mesurais alors la curiosité que notre couple suscitait. Légèrement émue par cet accueil, je fis quelques pas au bras de mon cavalier, saluai, souris. Mes yeux brillaient, ma toilette resplendissait. J’étais heureuse et accueillis avec amitié Thérésa, brune et éblouissante dans ses riches atours, suivie d’un vieux petit mari que je ne lui enviai pas. Elle était déjà libérée et se préparait à vivre pour l’amour. On le remarquait au premier coup d’œil. Je voulais être comme elle. Nous étions si jeunes, si insouciantes. Rien ne pouvait troubler notre plaisir et notre appétit de vivre.
Mais comme la cigale de la fable, je ne dansais qu’un seul été. J’attendis bientôt un enfant. Un soir, mon mari sortit seul. Je ne fis aucune objection mais j’étais extrêmement troublée. Arrivée chez moi, au lieu de me coucher, je me livrais à toutes sortes de réflexions. Certainement, j’éprouvais un sentiment trop tendre, trop exclusif à son égard. Mais lui, était-il déjà las de moi ? Déjà ! Personne ne m’aida à surmonter cette première déception. Le fait semblait si naturel ! Les autres fois, comme je portais sur mon visage des signes d’affliction, j’entendis mon noble seigneur me dire d’un ton léger et moqueur :
- Allons, soyez raisonnable, tenez votre rang, ceci est du dernier bourgeois[47] .
Cette remarque faite pourtant sur un ton badin m’alla droit au cœur. Il la renouvela souvent. Je commençais à souffrir.
L’enfant naquit le 23 juillet 1791. C’était une fille. Je n’avais pas encore dix-sept ans et l’espoir que d’autres enfants viendraient assurer la lignée des Noailles apaisa la déception que causa son sexe. Tout étonné, Charles de Noailles examina la petite Léontine, chercha des signes de ressemblances avec lui, parut satisfait et retourna à ses occupations, fêtant l’événement avec ses amis. Mes parents accueillirent cette petite fille comme une bénédiction du ciel. Solidement bâties toutes deux, nous respirions la santé et c’était pour eux le principal. Ma mère s’inquiétait beaucoup pour Pauline[48] qui avait pris froid sur le Champ de Mars à Paris sous les averses de la Fédération. Elle s’étiolait lentement, perdait sa vitalité, toussait, tâchait d’effacer sa pâleur et ses traits tirés et nous gratifiait toujours de son sourire délicieux et de sa chaleureuse attention. Elle était seule avec sa petite Euphrasie depuis le départ en émigration de son mari le duc d’Escars. Il avait suivi Monsieur le Comte d’Artois[49]. Seule, abandonnée, Pauline languissait ; elle n’avait plus qu’une seule année à vivre. Sa petite fille la suivit dans la mort, un an jour pour jour après elle. L’ombre de tous ces jeunes êtres aimés et trop vite enlevés à notre affection ne cesse de flotter autour de moi, une ombre énigmatique et familière qui remplit mes nuits
Natalie, victime de l’Histoire ?
1791-1792 Menaces : Jours d’émeutes à Paris, nouvelle vague d’émigration, chute du Roi, conscience des dangers, mon divorce politique
Je dois dire qu’en cette année-là les chagrins domestiques les plus douloureux furent presque éclipsés par les drames que la Nation était en train de vivre. Seuls, les proches pleuraient en silence leurs êtres chers. Nul n’osait se plaindre. Les événements qui précédèrent et suivirent la naissance de Léontine marquèrent à jamais l’histoire de France. Chose étonnante, dés sa venue au monde, je sentis immédiatement leur importance et je me mis à craindre pour l’avenir. J’avais raison : Vingt juin, dix août, première semaine de septembre1792, une succession de journées affreuses dont la seule évocation me fait encore frémir. Tout bascula sans doute au moment de Pâques en septembre 1791. Comme chaque année, le Roi se préparait à recevoir la communion pascale à Saint-Cloud. Le 18 avril, lorsqu’il voulut quitter les Tuileries, la foule l’obligea à rebrousser chemin. Depuis les journées d’Octobre où le peuple de Paris l’avait contraint de quitter Versailles sous les huées, il n’était plus libre : Les Tuileries étaient surveillées comme une prison. A toutes les issues, des gardes. Dans les jardins, dans les cours, le long de la terrasse, six cents sectionnaires armés. Dans les couloirs, des patrouilles incessantes, dans les salons et les antichambres, des valets et des Suisses dormaient en travers les portes. Le Roi supportait dignement la limitation de son pouvoir de monarque. L’homme pieux qu’il était ne put supporter l’atteinte à sa liberté de conscience. Il se sentit libéré de ses promesses de fidélité à la Révolution et se détermina à prendre la décision fatale à la monarchie. Nullement improvisée mais mal préparée, mal exécutée, sa fuite[50] échoua à Varennes le 21 juin D’après ce qu’on en dit alors, tout se ligua pour aboutir à cet échec : Le jeune Duc de Choiseul qui devait assurer la sécurité des illustres voyageurs n’attendit pas assez longtemps la lourde berline qui avait pris un retard impardonnable étant donné les circonstances, les officiers des quatre cents soldats du régiment Le Royal Allemand avaient objecté à Bouillé que les chevaux étaient fatigués, que les chemins étaient mauvais, les gués impraticables. Fersen, Bouillé ont échappé aux poursuites parce qu’ils ont émigré mais un tel manque de sérieux augurait vraiment mal de l’avenir. Nous apprîmes bientôt la nouvelle pudiquement appelée « l’enlèvement du Roi ». Les premières lieues du retour à Paris furent terribles : la foule dans un silence de mort, plus menaçante encore que des cris et des injures. Enfin l’arrivée des trois commissaires Latour, Pétion et Barnave qui firent heureusement respecter les malheureux souverains. L’arrivée dans Paris fut lugubre, pire encore qu’un cortège funèbre. Pas un cri, pas un mot. Des gardes nationaux faisaient la haie, présentant les armes la crosse en l’air comme pour un enterrement. C’était comme l’enterrement de la monarchie française. Au bas du perron, côté jardin, la berline s’arrêta. Le Roi parut à la portière. Les enfants descendirent puis la Reine. Le duc d’Aiguillon et Noailles que la Reine détestait l’entraînèrent vers l’intérieur. Silence.
Le retour de Varennes (Juin 1791)
On apprit ensuite la suspension du Roi, presque sa déchéance. On ne prit pas en considération ses explications portant sur son désir de se rendre à Metz ville française et non à l’étranger avec ses frères et leurs courtisans. Quatorze mois plus tard, ce sera le 10 août 1792, l’avant dernier acte de la tragédie. Vivant au jour le jour, on ne se rendait pas compte que toutes ces dates allaient entrer dans l’Histoire. Comme la majorité des gens, j’étais anéantie. Je croyais que le Roi incarnait l’âme du peuple français. La déception de mes parents se manifesta aussi. Mon père qui ne connaissait pas les intentions du Roi ne le jugeait pas d’avoir tenté de fuir les Tuileries mais pensait qu’il était impératif de réussir cette entreprise puisqu’elle avait commencé. Quelques jours avant la naissance de ma petite vicomtesse,[51] il y avait eu de nouvelles alertes, des fusillades. Vivre à Paris dans ces temps incertains exaspérait les nerfs. D’autant plus que circulaient toutes sortes de fausses nouvelles qu’il était impossible de vérifier. On s’accrochait à chaque lueur d’espoir. L’une de ces lueurs fut l’adoption puis la proclamation de la Constitution par le Roi. Nous étions favorables à l’instauration d’une monarchie constitutionnelle. Il semblait que le but fût atteint.
Mais je crois maintenant que déjà, lorsque le premier octobre 1791, l’Assemblée législative nouvellement élue s’était réunie pour la première fois, tout était consommé. Les constituants avaient eu l’imprudence et à mon avis la sottise de décider qu’aucun de ses membres ne serait éligible dans la future assemblée. Pourtant ils avaient acquis une expérience qui aurait pu être bien utile. François venait de perdre l’espoir de jouer encore un rôle. Il se retira. Dés le mois de mai 1791, il s’était lancé dans le vaste débat qui opposait Les Amis des Noirs aux colons propriétaires de plantations à Saint-Domingue. Avec la révolte des noirs, nous avions des intérêts considérables en péril. Se sentant inutile à Paris, frustré de toute action politique et d’ailleurs, sans l’avouer, inquiet de la tournure des événements, il parlait de se rendre là-bas, dans nos plantations de sucre et de café qu’il avait déjà visitées.
-Je te l’avais bien dit, répétait mon père. Et François revoyait dans sa tête la genèse de chaque décision, analysait les causes de l’échec des réformes que lui et ses amis avaient voulues.
- Le peuple n’est pas encore assez évolué, ni instruit. Il se laisse mener par n’importe quel démagogue qui parle plus fort et mieux que tous ceux qui proposent un débat éclairé. Le Roi est mal entouré, mal conseillé. On n’osait dire qu’il était faible et trop bon. Pourquoi la vieille noblesse l’a-t-elle abandonné si tôt ? Plus tard, peut-être, grâce à l’instruction qu’on offrirait au peuple, avec une justice égale pour tous, avec un peu de temps…Incorrigible François !
-Notre père l’avait enfin persuadé de s’occuper à nouveau de ses propres intérêts. Il prévoyait des changements dans la conduite des affaires sans mesurer leur ampleur.
- Pendant qu’il est encore temps, disait-il.
Pour sa part, comme il l’avait déjà fait une fois sous le ministère Terray une trentaine d’années auparavant lorsqu’il s’était senti menacé, il se remit à recomposer les éléments de sa fortune. La propriété foncière n’étant plus aussi sûre depuis la vente des biens du clergé comme biens nationaux, il vendit une partie de ses terres de Brie, de Bourgogne, de Beauce. Il vendit aussi des maisons et des terrains à Paris. François put réunir les fonds nécessaires à l’achat des tableaux mis en vente par le duc d’Orléans dès son retour d’exil en 1791. Il fallait posséder la somme fabuleuse d’un million deux cent mille livres qui avaient manqué successivement aux Anglais en 1788, au Roi de France à la même époque, à Lord Kinnair pour lequel le marchand Slade avait engagé des pourparlers. Cette collection qui rassemblait des œuvres des écoles italienne, française, flamande, hollandaise avec des signatures aussi prestigieuses que celles du Guerchain, d’André del Sarto, Panini, Téniers, Rubens, Van de Velde et d’autres, était si belle que nous succombâmes à la tentation. De plus, valeurs sûres pour tous les connaisseurs, ces chefs-d’œuvre convenaient, pensait-il, en des temps incertains. François fit construire dans le jardin de notre hôtel, situé rue d’Artois[52], une vaste galerie-salon éclairée par des verrières sur le toit, comme le proposait toujours notre ami Hubert Robert et comme il l’avait installé au Louvre. Amateur éclairé, François comptait devenir collectionneur d’œuvres d’art. Bientôt cependant, il comprit son erreur. La confiscation systématique des biens du clergé puis de ceux des émigrés, puis de ceux dits « suspects » dont l’identité était désignée par l’arbitraire le fit réfléchir. Enfin les exactions systématiques et aveugles de foules surexcitées contre des statues, la destruction du mobilier précieux jeté par les fenêtres au cours des émeutes le convainquirent de mettre sa collection à l’abri en attendant des jours meilleurs. Mais où la cacher ? En Suisse ? En Espagne ? En Angleterre ? Il se décida pour cette dernière. Les tableaux furent soigneusement emballés, étiquetés, transportés par la Seine, mis en sécurité, croyait-il. Satisfait, il revint en France. Mal lui en prit car dés lors, il fut l’objet de recherches et de poursuites du Comité de la Section du Mont-Blanc. (C’était le nom de notre quartier pendant la Révolution), obligé de se terrer.
On sentait bien que tout allait de plus en plus mal. Tout le monde était d’accord pour déclarer la guerre, avec des raisons diamétralement opposées. Mauvais signe : Les uns pour en finir vite avec la Révolution, les autres pour se débarrasser définitivement des royalistes.
Pourtant, lorsque Louis XVI avait renouvelé le serment de respecter la constitution, la confiance semblait de retour. Mais ce fameux droit de veto si maladroitement et si obstinément utilisé, le double jeu du Roi fatalement découvert vint tout compromettre. La guerre fut déclarée à François II, Roi de Hongrie et de Pologne, le 20 avril 1792. Alors véritablement, les jours d’angoisse commencèrent.
20 juin 1792 - Les sans-culottes envahissent les Tuileries
Le 21 juin au soir, le régisseur de nos biens revint de son domicile rue Neuve Saint Eustache. Il avait appris la cause de l’agitation qui avait régné toute la journée même dans notre quartier réputé tranquille et peu peuplé.
-Là-bas, dit-il, des milliers de manifestants armés de piques accompagnés de femmes et d’enfants endimanchés ont pénétré aux Tuileries. Le Roi a été obligé de coiffer le bonnet rouge.
Le brave homme en était tout retourné. Ainsi le Roi lui-même n’était plus en sécurité contre la populace. La Fayette accouru pour défendre le souverain, avait été récusé par la Reine. A-t-elle vraiment dit : Mieux vaut périr que d’être sauvé par La Fayette et les constitutionnels ? Qu’allait devenir la monarchie si elle refusait les seuls défenseurs qui lui restaient ? Chacun semblait durcir ses positions. Nous ne comprenions plus la logique des événements.
Malgré son grand âge - il était né en 1724 - et le déclin général du commerce, petit et grand, mon père restait très actif. En juillet 1792, il armait encore un navire au Havre chargé d’une cargaison de tuiles de soixante mille livres. Ce fut la dernière. Chaque matin en s’éveillant on se demandait comment finirait la journée. Au moindre bruit on était à l’écoute en tremblant. Les journées d’émeute et de désordre se succédaient. Le dix août 1792 commença mal. Dés le matin, la ville était agitée. Le tocsin sonnait - mauvais signe - le canon d’alarme retentissait, la générale battait. Dans la rue, des cris, des hurlements. Une commune insurrectionnelle s’était formée et se dirigeait vers les Tuileries. Ce fut encore Levasseur qui nous en fit le récit. Sa personne si calme d’ordinaire était tout agitée de tremblements et il était si ému qu’il ne savait que balbutier des mots sans suite : Des hommes, des hommes… jetés vivants des fenêtres du Palais…empalés sur des piques…Des corps entassés sur les pavés…Certains mis à griller…comme des cochons !
Jacques Bertaux, La prise du palais des Tuileries, cour du Carrousel, 10 août 1792
-Et le Roi ? - Et la Reine ? - Et les enfants ?
-A l’Assemblée, paraît-il.
-Vivants ?
-Oui, mais arrêtés, transportés au Temple. Prisonniers !
Halluciné par le spectacle d’horreur auquel il venait d’assister, il ne cessait de répéter : Les Suisses ! Les Suisses ! Des centaines de morts. Sûr!
Le lendemain seulement nous apprîmes que l’Assemblée tremblante devant l’émeute avait permis l’arrestation de la famille royale et s’était ensuite dissoute pour laisser place à une Convention nationale qu’on allait élire. Mais à quoi servaient des élections si la rue dictait sa loi ? Ce soir là, le duc de Noailles, échappant au massacre resta caché dans les combles du vieux Louvre, étendu sur une poutre, attendant que le calme fût revenu. Traqué, il erra dans Paris les jours qui suivirent, trouvant un abri chez un ancien domestique compatissant. Il décida qu’il était grand temps de quitter ce pays pris de folie meurtrière. Il regrettait amèrement et se sentait coupable d’avoir participé à la mise en marche de cette machine infernale le soir où il avait demandé l’abolition des privilèges et ne comprenait pas comment tout avait ensuite si mal tourné.
Le comte d'Artois, frère du roi, donne le signal de l'émigration dès le 17 juillet 1789.
Portrait par Pierre Henri Danloux
La première émigration[53] avait eu lieu après la démolition de la Bastille. Des centaines de nobles affolés avaient fui. Le comte d’Artois était parti le premier. Les princes de Hénin, de Vaudreuil, de Castellane, le duc de Bourbon et son fils le prince de Condé l’avaient suivi. Ils s’étaient d’abord arrêtés à Turin. Plus tard, les deux frères du roi, Artois et Provence s’étaient installés à Coblence et les Condé à Worms, chacun d’eux, accompagné de nombreux courtisans et de valets. Madame Vigée-Lebrun[54] qui devait faire mon portrait avait fui elle aussi en Italie. Monsieur Robert[55] nous avait raconté comment il l’avait accompagnée jusqu’à la barrière de Paris. Il allait bientôt regretter de ne pas l’avoir suivie. Juste après l’annonce du décès tragique de nos deux frères, bien avant les événements, mon père avait envoyé notre frère Alexandre près de François II d’Autriche afin qu’il ne soit pas tenté de devenir marin et qu’il apprenne le métier des armes dans l’artillerie. Ironie du sort, il allait être bientôt engagé contre les troupes révolutionnaires. Il avait seize ans lors de son départ, n’avait pas émigré mais se retrouvait, sans l’avoir choisi, aux côtés des ennemis de son pays. Il allait vivre au milieu de ces hommes qui avaient volontairement abandonné leur poste, ces courtisans comblés de bienfaits, trahissant leur souverain à la première alerte. Ils avaient quitté leurs postes d’autorité, ils avaient abandonné à leurs ennemis les régiments qu’ils commandaient, ils avaient laissé les paysans livrés à eux-mêmes ou à l’influence de leurs adversaires : Une faute grave, plus même une trahison, une lâcheté. Le danger aurait dû constituer un motif supplémentaire de montrer sa propre valeur, son courage, les vertus attachées à la noblesse. D’ailleurs certaines femmes qui leur envoyaient des quenouilles pour les ridiculiser montraient bien le mépris dans lequel on les tenait. A l’étranger, ils ne vivaient qu’entre eux, ne rencontraient que des gens qui pensaient comme eux. A aucun moment ils n’eurent l’occasion de réviser leur point de vue conservateur tandis qu’une nouvelle société naissait en France.
Après Juillet 1790, un nouveau contingent constitué des Gramont, Polignac, Vintimille, Lévis, Lally-Tollendal, Montmorency rejoignaient les premiers. Cette horde d’émigrés chaque jour plus nombreuse, plus bruyante éveillait les alarmes. Leurs bravades, leur inconséquence, leur inconduite même indisposaient leurs hôtes, mettant en péril la cause qu’ils prétendaient défendre, rendant bientôt impossible toute conciliation[56]. Divisés entre eux, Artois et Provence avaient partie liée contre leur frère le Roi qu’ils ne se gênaient pas de qualifier entre eux du titre peu envié pour un roi de « Plus grand jacobin du royaume » comme ils auraient dit « Plus grand bandit ». Les grandes familles avaient pris parti pour l’un ou pour l’autre. Ainsi, il y avait à Vienne un ambassadeur de Louis XVI, roi de France et c’était un Noailles. Mais le comte d’Artois en émigration y avait accrédité un Polignac. Juste avant Pillnitz, lorsqu’il se rendit à Vienne, c’est à l’ambassade de Suède que le comte d’Artois[57] coucha. Cela produisait naturellement un mauvais effet. Nous étions bien informés de tout ce qui se passait à l’étranger où mon père avait habituellement des correspondants pour ses intérêts bancaires et ses activités commerciales. Malgré les événements, l’Europe continuait à être un peu notre pays. Mon père, originaire des Pyrénées, avait de solides attaches, des amis et des intérêts en Espagne avant et depuis la guerre de Sept ans qu’il avait aidé à financer. Ma mère était la fille de Barbe Stoupy, banquière de la cour de Vienne à Bruxelles. Sa sœur, l’épouse de La Live de Jully introducteur aux ambassades[58]. Il était difficile de continuer le commerce international quand les pays voisins s’interrogeaient sur l’avenir de la France et commençaient à se méfier. Bientôt, ce sera la guerre, la Patrie en danger. Les esprits étaient divisés, les familles se dispersaient bien malgré elles. La plupart des épouses étaient demeurées en France ou rentrées à la suite de la décision de l’Assemblée de mettre en vente les biens des émigrés ou de leurs épouses. C’est pourquoi je me trouvai bientôt divorcée de mon cher époux. Mais j’anticipe.
Les épouses étaient en France. Leurs ducs, comtes, princes de maris voyageaient en Europe menant grand train aussi longtemps qu’ils avaient argent et crédit. Ensuite, ils durent se résigner à honorer leur infortune avec patience et courage. Pour certains le petit voyage commencé en 1790 se termina vingt-cinq ans plus tard.
Pour l’heure, les routes de France étaient sillonnées d’hommes, de femmes qui craignaient d’être ensevelis sous les ruines de la monarchie ou de patriotes qui rejoignaient leur régiment. Comme je l’ai déjà écrit, je crois, la Patrie venait d’être déclarée en danger. Nous étions tous concernés.
Ayant adhéré aux premiers mouvements révolutionnaires - mais nous ne savions pas qu’il s’agissait d’une révolution-, tous les membres de ma famille, de ma belle famille, les alliés, amis, tous libéraux et partisans d’une monarchie constitutionnelle un peu à la manière anglaise étaient restés en France, fidèles à leur roi. Ils méprisaient les fuyards. Mais il leur fallut se rendre à l’évidence : La chasse aux nobles et aux riches était ouverte. Le dix août modifia leurs intentions. Leur départ fut décidé. Les Noailles étaient directement menacés, dans leur fortune, dans leurs demeures, dans leur sécurité. La loi ne protégeait plus personne puisqu’elle n’était plus respectée. Mais aussi incroyable que cela paraisse après trois ans de bouleversements, leur départ fut presque improvisé tant ils s’étaient aveuglés avec leurs idées nouvelles.
Un matin, mon mari m’annonça :
-Nous partons ce soir.
-Ah ! Il faut que je fasse préparer les bagages. Je serai prête quand vous le souhaiterez.
- Pas vous ! Vous restez ici !
Incrédule, suffoquant d’indignation, je commençai à protester mais il avait prévu toutes les objections.
-Je choisirai le lieu, un endroit convenable, tu me rejoindras. Ce n’est que momentané. Tes parents aussi devront partir.
Déjà, son regard était ailleurs, dans un monde libre, celui où François nous avait entraînés en imagination à son retour d’Amérique. Avait-il l’intention de nous entraîner là-bas ? Je le suppliais encore de m’emmener avec l’enfant, je pleurais sans aucune retenue, je menaçais. Il était déterminé et s’impatientait. Enfin, pour achever de me convaincre il me dit que la séparation ne serait pas longue, quelques semaines tout au plus. Et d’ailleurs, acheva-t-il, ton frère sera des nôtres.
-Des vôtres ?
Mais je ne pus en obtenir plus. Je ne savais ni qui étaient ses compagnons, ni ce qu’ils avaient résolu, ce qui me causa tant d’angoisse par la suite. Je le priai au moins de se munir de lettres de change, d’argent afin de pouvoir continuer à vivre ainsi qu’il en avait l’habitude. Mais cela était inutile. Il avait prévu et parlé à mon père.Nourrie de romans d’aventures et n’osant guère sortir, je me mis à rêver. Charles de Noailles était mon héros. Je l’imaginais parti pour la croisade ou pour la conquête du Saint-Graal ou préparant un monde idéal dans un monde nouveau. Mon Ulysse revenait, glorieux, chargé de lauriers, riche d’expérience et m’aimant. Je tremblais pour lui. Les bruits les plus incroyables circulaient, tous contradictoires. Sans aucune nouvelle, je croyais tout ce qui se disait. Bientôt les gazettes nous apprirent l’arrestation de La Fayette[59] qui avait aussi, mais trop tard, décidé d’émigrer.
Swebach-Desfontaines, fuite de La Fayette du camp de Sedan (19 août 1792)
Musée Carnavalet
L’affaire s’était produite un peu au-dessus de Rochefort près de Namur : Six volontaires limbourgeois aux ordres de Monsieur d’Harmoncourt avaient remarqué une troupe de cavaliers composée de vingt-quatre maîtres et seize domestiques se disant émigrants. On leur proposa de les mener au duc de Bourbon. Comme ils refusaient, des soupçons naquirent. Ils durent s’expliquer. A leur tête, La Fayette déclara vouloir passer derrière l’armée autrichienne, gagner Maëstricht, la Hollande, l’Angleterre, l’Amérique enfin. Au lieu de se montrer modestes ils firent une espèce de déclaration solennelle, en appelant aux droits de l’homme, à la liberté individuelle. Toujours cette illusion, cette référence à de grands principes dont personne ne se souciait plus. C’était bien d’eux en effet ! Et c’était bien le moment ! Ce dix-neuf août 1792, il y avait aux côtés de La Fayette, La Tour-Maubourg, Alexandre de Lameth, Bureau de Pugy, Liancourt, D’Aiguillon, Mathieu de Montmorency, Lusignan, Baumetz, Duport et… le comte de Noailles ! On savait que La Fayette avait été emprisonné mais les autres ? Mon inquiétude redoubla.
Paris était de plus en plus menaçant. Mon père avait décidé de notre installation à Méréville et s’obstinait dans un optimisme apparent. Tous les jours, un courrier apportait les nouvelles et rendait compte de l’activité de la banque et du commerce, bien réduite il est vrai. Nous avions encore trois relais de poste à cinq chevaux sur le trajet Paris-Méréville, ce qui permettait une grande rapidité de communication. Un soir, au début de septembre alors que nous profitions d’une douce soirée au bord du lac et qu’une petite excursion nocturne avait été projetée jusqu’au Petit Parc, nous entendîmes résonner les pas d’un cheval lancé à toute vitesse. Malgré ses cinquante-quatre ans, Levasseur s’était précipité pour nous prévenir des nouveaux drames qui se déroulaient dans Paris. Couvert de sueur et de poussière, haletant, il avait le regard fixe et ne pouvait parler. Enfin d’un trait il raconta les massacres. Les prisons regorgeaient : De nombreux prêtres réfractaires, des religieuses, des prisonniers de droit commun, des nobles aussi, entassés un peu au hasard attendaient d’être jugés. On apprit alors que ces malheureux prisonniers à La Force, à la Conciergerie, à l’Abbaye, au Châtelet avaient été massacrés. Il s’attarda sur le sort de la Princesse de Lamballe, l’amie de la Reine dont le supplice dépassait tout en horreur : décapitée, souillée, exhibée, promenée par des sauvages ivres et furieux. En écoutant ce récit, je fus prise de nausée et maintenant encore, il y a plus de vingt ans de cela, ce souvenir reste gravé au fond de ma mémoire avec les autres horreurs que nous devions subir ensuite. Je poussai des cris d’affolement et de détresse. Il fallut me soigner, m’apaiser. C’était la première fois que je ressentais cette angoisse affreuse qui surgit encore à l’improviste, produisant les mêmes effets. Je me découvrais extrêmement impressionnable et sensible ; ce n’était pas le moment pourtant et c’était une source supplémentaire de soucis pour mes parents qui me montraient combien nous étions en sécurité[60] à Méréville où la municipalité modérément révolutionnaire jusque-là était pleine de respect et de considération pour notre famille. De nombreux parents et amis venaient même s’y réfugier : cette petite vallée de la Juine était un havre de paix pour tous. Les Nogué, Adélaïde de la Briche[61] veuve d’Alexis, sa fille Charlotte et sa mère avaient obtenu un permis de séjour. Loin du Marais, elle s’inquiétait de ses amis Florian, La Harpe, Madame d’Houdetot, Saint Lambert, Frénilly, tous dispersés. Beaucoup d’autres passèrent quelques jours, comme madame de Buffon, la belle-fille du naturaliste. Ma mère voulait me faire croire que la vie continuait, comme avant ou presque comme avant. On participait à l’effort national, cousant les uniformes, faisant des charpies, payant largement notre contribution chaque fois qu’elle nous était demandée. Pour nous distraire et conjurer le sort, ma courageuse mère s’efforçait d’organiser de petites représentations théâtrales qui nous obligeaient à apprendre un rôle. La terrasse du château vers le lac servait de scène. Pour ma part, j’aimais surtout dessiner d’après nature comme je l’avais vu faire par Hubert Robert. Mon père adorait[62] la musique et nous nous exercions à jouer des sonates d’après des partitions que des parents nous envoyaient de Vienne. Certaines étaient signées Mozart, d’autres Beethoven. Nous trouvions ces dernières hardies et peu conventionnelles. Depuis la déclaration de guerre à l’Autriche, les envois étaient interrompus ou transitaient par l’Europe du Nord. Précieux documents !
Mais ces passe-temps étaient forcés et peu naturels. Nous en revenions sans cesse aux événements, craignant pour l’avenir. Je sentais deux vies parallèles en moi : l’une de sourires factices et figés, l’autre d’angoisse et de détresse avec un masque qui cachait mon vrai visage humain.
Après la victoire de Valmy, j’avais compris que la formidable armée des Princes, réunie contre celle de la Patrie en danger ne pourrait jamais venir à bout de l’enthousiasme révolutionnaire. L’armée nationale était composée d’hommes mal vêtus, qui n’avaient jamais manipulé d’armes, qui ne savaient pas obéir mais qui chantaient sur les routes de campagne « leur jour de gloire »…une gloire qui commença à Valmy et s’acheva à Waterloo, sur des champs de bataille couverts de blessés, d’agonisants, de morts.
La grande armée du ci-devant Prince de Condé, gravure satirique (B.N.F)
En face, dix mille émigrés enrôlés dans le premier corps d’armée avec à leur tête les maréchaux de Brooglie et de Castries sous les ordres du duc de Brunswick et du roi de Prusse avec ses 4200 prussiens, 36000 autrichiens, 10000 hessois, les comtes d’Artois et de Provence. Il y avait aussi le deuxième corps formé des 5000 hommes du prince de Condé sous les ordres du prince Esterhazy avec ses 17000 hommes qui devaient marcher sur Philipsbourg et l’Alsace. Il y avait enfin le troisième corps avec le duc de Bourbon rattaché à l’armée du duc de Saxe et à l’armée des Pays-Bas dirigée contre Dumouriez : Trois armées commandées par des généraux, des maréchaux de métier qui devaient, qui auraient dû vaincre facilement une horde de va-nu-pieds. La défaite de cette formidable armée avait de quoi surprendre et l’action des émigrés luttant contre leur pays sous les ordres étrangers me dérangeaient profondément. Pourtant, j’allais bientôt haïr de toute mon âme la République née de ce patriotisme. Que devenait Charles de Noailles mon époux vaincu avec ses compagnons ? Que devenait Alexandre enrôlé de force avec les ennemis de la Nation. Où était François ?
Tout devint plus difficile. La plupart des gens qui ignoraient la veille jusqu’au mot devinrent d’ardents républicains donnant des leçons de civisme. Il fallut prêter serment de fidélité à la République. Je revois mon père à Méréville devant la municipalité de Méréville. On lui donna un certificat de civisme en échange de son serment. Il crut que toutes ces formalités allaient nous donner le droit de vivre tout simplement. La peur s’installait. Nous avions rêvé une monarchie constitutionnelle idéale garante des droits et de la liberté. Nous allions avoir une dictature[63] sanglante et inhumaine. La peur fait naître chez certains hommes des réflexes barbares, la délation, l’oubli de tout devoir. Montaigne que j’ai lu et relu assidument intitule le chapitre XXVII du livre 2 : « Couardise, mère de la cruauté ». Je peux dire pour l’avoir vécu que la férocité est bien une réaction à la peur. La peur se lisait sur les visages, accablait le village. Comme si les pauvres humains que nous sommes n’avaient pas assez de lutter contre la maladie, les accidents, les coups du sort. Il leur fallait subir en plus leurs semblables.
Automne 1792. Départ pour Londres. Retour dramatique en France
Je réfléchissais au meilleur moyen de partir pour essayer de retrouver mon époux. J’avais appris que les anciens constitutionnels désabusés dont il partageait les vues s’étaient installés en Angleterre, à Londres. Aussi sans dévoiler mes intentions à quiconque, j’obtins un passeport, des certificats. Ce fut chose assez aisée. J’affrontais sans état d’âme celui qui mit son paraphe et posa les cachets républicains au bas du faux certificat et du passeport. Il était plein de son importance. Il me détailla hardiment et inscrivit mon signalement : cinq pieds et un pouce, cheveux et sourcils châtains, bouche moyenne, menton rond, nez gros, visage plein, yeux bleus. Je ressemblais à ma mère.
Beaucoup de femmes seules se réunissaient pour accomplir le voyage à frais communs et se prêter mutuellement assistance. Mais je ne fus pas tentée par cette solution et préférais l’aventure individuelle. Bonne cavalière, je pensais d’abord à partir seule avec la petite Léontine. Mais c’était trop risqué. J’imaginais alors me travestir en homme et emmener la nourrice de ma fille. Avec sa jupe de calicot, son châle et son baluchon, elle passerait pour la mère. Nous aurions soin l’une et l’autre d’accrocher à notre vêtement la cocarde tricolore sans laquelle on était immédiatement suspect. Nous formerions un couple de jeunes parents républicains. C’est ce que je résolus de faire. J’allais donc retenir les places dans la diligence plus sûre que la berline ou la chaise de poste. Un délai de quinze jours était demandé, tout était complet. J’avais dix-huit ans, je n’avais jamais quitté mes parents mais rien ne pouvait m’arrêter. Tout pouvait cependant nous arriver avec cette enfant qui ne marchait pas encore.
Je prévins mes parents au dernier moment. Effrayés par ma décision, accablée par le deuil de leurs grands enfants en si peu de temps, ils craignaient tout mais se résignèrent devant ma détermination. Ils prodiguèrent leurs conseils qu’ils savaient inutiles mais qui les rassuraient en les formulant. On cousit dans le plus grand secret des pièces d’or et des diamants dans mes vêtements et dans l’ourlet des jupons de Julie. C’était une sage précaution dont j’eus plus d’une fois l’occasion de me louer. Dissimulée sous un vieux manteau, mes cheveux dorés ramassés sous un bonnet de marin, j’avais l’air d’un jeune conscrit. Nous quittâmes le château en pleine nuit afin que personne à Méréville ne sût mon départ dans cet accoutrement. J’ignorais que ce voyage clandestin se révèlerait le plus cruel momemnt de mon existence.
Je n’avais qu’une idée en tête, retrouver mon mari, vivre avec lui une existence calme et heureuse, celle de ma mère telle que Greuze l’avait représentée sur le fameux tableau accroché dans la galerie du premier étage au milieu de portraits de famille. Bien que la guerre contre l’Angleterre et la Hollande ne fût pas encore déclarée, - elle le sera en février 1793 - le voyage présentait quelques difficultés. Que n’a-t-on raconté dans le monde au sujet de ce voyage ! J’aurais été jetée par un bateau sur une plage près de Douvres, ma fille confiée à un patron américain m’ayant précédé de quelques heures. Une autre version circulait, plus dramatique : la nourrice affolée aurait laissé l’enfant tomber à la mer. On la crut noyée mais elle aurait été repêchée par un marin qui la confia à une anglaise qui voulait la garder tant l’enfant était attachante. Une troisième version situait notre débarquement à Brighton où résidait le Prince de Galles. On relatait aussi le rôle extraordinaire de Lord Malmesburry qui, se promenant sur la plage aurait reçu, d’un marin français qui lui peignit le manque de ressources de la mère, l’enfant dont il dit le nom illustre. L’homme d’Etat anglais recueillant l’enfant aurait poussé la générosité jusqu’à lui envoyer de l’argent pour réunir la mère et l’enfant. Il ne manquait plus à la dramatisation de ces fables qu’une tempête ou un enlèvement. La vérité était moins divertissante pour l’imagination des émigrés oisifs de Londres. Mais toutes ces fables montrent que mon arrivée à Londres ne passa pas inaperçue. De ce moment date une mythologie à mon sujet où le vrai et le faux se mêlent intimement. Lancés inconsidérément, certains propos irresponsables détruisent à tout jamais une réputation et pèsent sur l’avenir de leur victime. Bref, je commençais « une carrière d’aventurière » bien malgré moi. La vérité de notre traversée est plus simple. Pour être embarquée dans un paquebot[64], je distribuai au capitaine et aux matelots de larges compensations à leur dévouement, bien heureuse d’avoir trouvé quelqu’un pour nous faire traverser la Manche.
L'Antelope et l'Atalante, deux "packet boats" - National Maritime Museum - Greenwich
J’allais, à Londres, dans cette petite société française en quête de nouveautés et de distractions, devenir un personnage intéressant, un sujet de conversations. Chez les oisifs de la haute émigration, régnait l’esprit d’intrigue et de jalousie, les commérages et par-dessus tout, la légèreté et l’indifférence. Je suis bientôt devenue la « victime intéressante ». Chose étonnante, alors même que je m’en défendais, je me complus dans ce rôle, me conformant presque malgré moi au modèle que le monde m’assignait.
J’arrivais donc à Londres, perdue dans un océan de maisons au milieu d’un vaste désert d’hommes affairés, allant, venant, parlant une langue que je pratiquais mal, ne faisant pas plus attention à moi que s’ils ne me voyaient pas. N’ayant jamais eu l’occasion de voyager seule, je me demandais si je n’allais pas être broyée comme un fétu dans le fonctionnement de cette activité géante. Comme tout émigré[65], je fus d’abord dirigée vers l’office des étrangers. Le directeur de l’office, M. Wickam me reçut. A l’énoncé de mon véritable nom qui ne figurait pas dans mon faux passeport, il ne m’inscrivit pas sur le registre des malheureux qui, totalement démunis, recevaient de l’Angleterre un subside d’un shilling par jour pour vivre. Par contre, il me donna l’adresse et me fit conduire chez mon époux, personnage très connu à Londres, me sembla-t-il.
Avec l’enfant et la nourrice, je débarquai en plein après-midi chez lui sans me faire annoncer, comptant lui faire une merveilleuse surprise. J’avais cent fois imaginé ces retrouvailles pendant les longues et douloureuses semaines de séparation. J’avais particulièrement soigné ma toilette, ayant pris le temps de me faire conduire chez la meilleure habilleuse de la ville. Un coup d’œil à chaque miroir pour apprécier ma robe anglaise, je modifiais la position de mon chapeau, déplaçais quelques boucles. Mon cœur battait à tout rompre. Dans les bras de Julie, notre enfant était le gage de notre amour. J’attendis dans l’antichambre où le domestique nous avait fait entrer, ignorant qui j’étais. Un grand silence régnait dans la demeure. Il n’y avait personne :
-Monsieur le Comte est parti ce matin.
J’attendis, j’attendis longtemps. Le balancier de l’horloge marquait inexorablement le temps. L’enfant avait babillé, pleuré, dormi. Le temps semblait long. Enfin, des éclats de rire et de voix retentirent. On parlait anglais et français à la fois. Une troupe joyeuse entra. Au milieu d’elle, Charles, l’époux que mon père m’avait choisi, tout aussi séduisant que lors de son départ. Je tombai à ses pieds de bonheur. Étonné, il mit quelques instants avant de réaliser que son épouse était là, devant lui en grande toilette, avec nourrice et enfant. Les personnes de sa compagnie se regardèrent, surprises elles aussi puis se mirent à rire, lui lançant quelques plaisanteries que je ne compris pas. Elles disparurent ensuite dans le vaste salon contigu, nous laissant seuls.
-Mais, Madame, que faites-vous ici ?
-Ah ! Comme je suis heureuse de vous revoir !
-Quel caprice vous conduit…
-N’êtes-vous pas heureux de nous revoir ?
-Si fait, si fait. Mais rien n’est prévu pour vous !
-Tant pis, je suis si heureuse, je n’ai besoin de rien.
-Pourquoi ne m’avoir pas prévenu ?
-J’avais peur d’avoir la défense de quitter Paris. Je ne pouvais plus rester. Et, ayant appris où vous étiez…
-Comment se fait-il que vous soyez ici ?
-C’est que…Mais voyez votre fille, comme elle est grande et belle !
-Qu’allez-vous faire ici ? Il n’y a pas de place pour vous. Pas de place. Pas de place...
Toujours absorbée par mon grand bonheur, je ne remarquai pas sa gêne, son impatience. M’accrochant à lui, je l’assurai que nous n’avions besoin de rien. - Puisque je suis près de toi -.
Je lui fis les démonstrations de tendresse les plus vives. Il finit par se calmer, retourna près de ses amis pour prendre congé. Rien en effet n’était prévu pour le séjour d’une famille. Il me fit aménager un endroit dans un cabinet à l’autre bout de l’appartement. Là, commença ma vie londonienne. Sans me permettre de l’accompagner, il sortait souvent, me laissant seule et désoeuvrée. Comme je le pressais de questions, il m’expliqua que comme tout le monde nous n’avions guère de moyens pour vivre. Je lui fis remarquer que nous avions obtenu, grâce aux dépôts de précaution faits par mon père, un crédit considérable à la banque Boyd and Cie à Londres qui devait nous permettre de vivre aussi bien qu’à Paris. J’avais aussi un assez joli viatique dans mes bagages. D’ordinaire il n’était pas facile aux émigrés de trouver des prêteurs à cause du peu de garanties qu’offraient les emprunteurs. Tel n’était pas notre cas.
Dans les quartiers du West End, King Street, Manchester Square qu’il fréquentait aussi, s’était installée ce qu’on appelait la « haute émigration[66] » composée de la plus ancienne aristocratie française. Je n’eus guère l’occasion de la fréquenter. Là, demeuraient les Matignon, Bouillé, Breteuil, Fitz-James, Choiseul, Vaudreuil. Les salons étaient ouverts, conservant les manières et les traditions de la cour de France sur les bords de la Tamise. Artistes et gens de lettres les fréquentaient. On y faisait de la musique, on se répétait les bons mots de Rivarol et du chevalier de Panat. On lisait des vers et des articles de Mallet du Pan, de Peltier, de Montlausier. Par économie, on donnait peu à manger, davantage à danser. La vieille et indéracinable habitude de jouer n’était pas perdue. On vivait entre soi, faisant peu d’efforts pour s’adapter à la vie anglaise. Par contre, chez mon mari, j’entendis souvent parler anglais. Il avait d’illustres amis ; le Prince de Galles était le premier, le plus joyeux. Je me rendis souvent dans le salon de Madame d’Ennery, tante de Claire de Kersaint devenue duchesse de Duras, toutes deux cousines par notre mariage. Il y avait là des membres de l’ancien parti constitutionnel peu apprécié des Princes et de leur cour, préfigurant déjà les futures luttes politiques. Je retrouvais François fort occupé de sa galerie de tableaux, prêt à rentrer en France, beaucoup moins confiant en l’avenir. Sortant peu, ne connaissant que peu de monde, je me sentais mal à l’aise ; Il me semblait qu’on me regardait avec commisération. J’en attribuais la cause aux deuils qui avaient frappé notre famille : François d’Escars était aussi à Londres, veuf récent de ma sœur Pauline.
Lorsque mon époux m’annonça que nous allions nous installer à la campagne où le séjour serait favorable à la santé de notre fille, ce fut presque avec soulagement que j’accueillis cette nouvelle. Il avait trouvé dans le comté de Nottingham une chaumière agréable. L’installation fut rapide. La demeure était petite, semblable à la maison du jardinier de Méréville mais pourvue d’un confort inconnu en France dans ce genre de demeure. Il y régnait la plus grande propreté. La maison était située au creux d’un vallon riant. Au bas d’un verger, coulait la Trent. Peu de voisins, mais des gens accueillants et utiles. C’est de ce séjour que naquit ma reconnaissance pour l’Angleterre hospitalière envers ceux que la Révolution avait proscrits.
Bonne cavalière, je suivis mon mari dans quelques longues chevauchées, visitant la campagne aux heures les plus claires de cet automne naissant. Cependant, une semaine ne s’était pas écoulée que Charles montra des signes d’impatience, voire d’inquiétude. Un de ses amis nous rendit visite. Le comte Vintimille du Luc[67] prénommé Charles lui aussi, ne m’était pas inconnu. C’est lui qui, lors de mon premier bal à l’ambassade de Naples escaladant les banquettes était venu m’inviter à danser le pas de russe et le menuet. Sa grâce, sa noblesse aussi et le fait qu’il m’eût choisie me le firent remarquer. La situation était identique à celle de la scène d’un roman que je venais de lire. Ne jouait-il pas, au cours de ce bal, le rôle du duc de Nemours et moi celui de la Princesse de Clèves tel que l’avait imaginé Madame de Lafayette dans la scène du bal ? N’était-ce pas un présage d’avenir entre nous ? Je m’emballais à cette idée. J’avais alors quinze ans !
Portrait de Charles René Félix, comte de Vintimille du Luc
-Allons m’avait dit Alexandre ce soir-là, ne rêve pas, il est déjà marié ! Peu d’années s’étaient écoulées depuis la scène du bal. Trois années ? Seulement ? Son épouse restée à Paris avec leurs trois petites filles protégeait leurs biens tandis que lui était devenu l’intime de mon époux. Lorsque celui-ci m’annonça qu’il devait se rendre à Londres pour y régler quelque affaire, je ne m’inquiétai pas.
-Ce sera l’affaire de quelques jours. Je vous laisse un otage me dit-il en souriant. Du Luc restera ici. Avec lui, vous ne craignez rien ; la campagne est calme ici. Mon époux demeura à Londres plusieurs jours en effet puis il y séjourna de plus en plus longtemps, ne faisant que de brèves apparitions dans notre home. Enfin, il cessa de paraître.
Vintimille était là, courtois, prêt à rendre service. Il avait remplacé l’absent dans les promenades à cheval. Artiste né, il avait un talent de peintre et de dessinateur rare chez un homme de sa condition. A ses côtés, je repris mes cartons et mes crayons. Choisissant un point de vue pittoresque, un coin de prairie, un bouquet d’arbres jaunissants, nous nous installions pour l’après-midi devant notre chevalet. Plus tard, en saison, quand la brume envahissait les vallons, la grande salle nous accueillait. Nous rivalisions d’adresse et de vérité sur des natures mortes. Il voulut peindre mon portrait, je posai. A mon tour, j’esquissais le sien, comparant ensuite la qualité de nos œuvres, riant de nos maladresses. J’oubliais doucement l’absence de mon époux. Comme les livres en langue française était rares, je me mis avec son aide à lire la littérature anglaise, tentais même la traduction de poèmes. La musique aussi occupait les longues soirées de solitude à deux. J’aimais chanter les airs d’Hippolyte et Aricie de Rameau en pensant à mon père qui les aimait tant. Je chantais aussi « Cet asile aimable et tranquille » de l’Orphée de Glück, l’air de la Naïade d’Armide si souvent qu’il me surnommait Armide en riant. J’avais appris l’air de « Ô Richard ! Ô mon Roi » de Grétry et des mélodies de Haydn, par exemple « A l’amitié », des airs de Mozart ou de Haendel « Sur ses brebis aimées » dans le Messie. Vintimille m’écoutait d’un air pénétré et mystérieux. Le décor qui nous entourait, si simple, si rustique, sa douce présence qui me devenait nécessaire, tout m’invitait au repos. J’oubliais la France et ses problèmes.
Pourtant, l’homme présent à mes côtés, de plus en plus proche, n’était pas celui que je voulais. J’écrivais chaque jour des lettres tendres relatant chaque instant de mon étrange existence, implorant le retour de celui que j’aimais follement, le mot n’est pas exagéré. L’automne s’avançait, la course du soleil devenait de plus en plus brève. Le froid humide s’installait. Des brouillards confondaient tout. Les soirées, les nuits étaient de plus en plus longues. Je pressais mon mari de me rappeler près de lui, posais des questions à mon compagnon qui éludait distraitement, ne blâmant ni n’excusant l’absent. Cependant son amitié se faisait de plus en plus pressante.
Un soir, il posa sa main sur la mienne, son regard avait changé, une émotion intense s’emparait de nous. Un grand désir nous poussait l’un vers l’autre. J’allais m’abandonner quand je ne sais quel scrupule me retint tout à coup. Mon corps s’éloigna légèrement du sien.
-Allons, laisse-toi aller !
-Non, non ! Charles…
-Charles ? Mais il est d’accord !
-D’accord ? Répétai-je sans comprendre.
-Mais oui, c’était convenu entre nous.
-Convenu entre vous ? Mais quoi ?
Croyant à une manœuvre improvisée pour me séduire, je ne saisissais pas le sens de ces paroles. Mais il expliquait, donnait des détails, ignorait ma souffrance.
-Charles aime une autre femme[68], il voulait t’éloigner pour se débarrasser de toi… Je me suis proposé…Pour te distraire ! Mais moi, je t’aime maintenant !
Ces paroles cruelles avaient du mal à pénétrer mon esprit. Je le regardai, immobile et muette. Mais lui, insistait, pressé de quitter ce fardeau, à peine gêné.
- Tu es si jolie, si fraîche, si aimable. Ce n’était pas du dévouement. Je crois même que je t’ai aimée dés que je t’ai vue. Tu te rappelles ce bal ?
-Ton mari, expliquait-il, me répétait : Le plus beau jour de ma vie sera celui où je serai débarrassé de son encombrant amour et de ses doléances.
Chaque mot maintenant pénétrait en moi comme autant de flèches empoisonnées. Une souffrance atroce envahissait ma poitrine, plus douloureuse que toutes celles que j’avais pu connaître jusque là. Mon cœur battait ; j’allais défaillir. Mais lui, se méprenait sur mon absence de réaction. Plein de fatuité, inconscient des ravages qu’il opérait en moi, il continuait
-Prendre une maîtresse, c’est banal. Qui est bon mari ? Le Maréchal de Beauvau, peut-être, et encore parce que la Maréchale monte continuellement la garde ! Ton mari fait comme tout le monde !
Portrait présumé de Mademoiselle Rosalie Gérard dite "La Duthé"
par Jean Baptiste Houin
J’étais pétrifiée. Devant mon silence, il ajoutait. C’est la Duthé, tu sais, la comédienne qui était au comte d’Artois lorsque nous étions encore en France. Je balbutiais enfin : « Par pitié taisez-vous, c’est impossible. »
-Mais si, poursuivit ce démon, et je vais te le prouver. Il s’absenta quelques instants et revint avec une cassette fermée à clé qu’il ouvrit avec un vague sourire. Des lettres, l’écriture de Charles, que je reconnus aussitôt. Il demandait des nouvelles des progrès que son ami faisait dans mon pauvre cœur. Impossible de douter.
L’absence n’est pas le pire des maux, c’est la trahison délibérée, organisée. J’étais en train de l’expérimenter. Ces deux-là s’étaient moqués sciemment de moi, préméditant un stratagème où j’étais seulement une proie à saisir. La chasse avait duré tout l’automne. L’hallali sonnait. J’étais vaincue mais pas comme ils l’avaient envisagé.
Les infâmes ! J’éprouvais une indicible colère. Je méprisais de toute mon âme ces deux hommes qui s’étaient moqué de moi. Pour eux, je n’avais été qu’un jouet qu’on pouvait se prêter entre amis pour se rendre service. Longtemps, je demeurais dans une stupeur profonde qui nécessita les soins d’un médecin appelé précipitamment par celui-là même qui venait de me poignarder avec tant d’inconscience et d’égoïsme. Aujourd’hui, alors que tant d’années ont passé, j’ai pardonné à ces deux hommes qui ont payé leur conduite indigne. Ils étaient jeunes, livrés à leurs caprices, sans morale parce qu’ils avaient été mal élevés dans une société où tout leur était permis. Mais ce jour-là, lorsque je repris mes esprits, j’eus horreur de ma situation et honte de moi-même. Je pris mon enfant dans mes bras et m’enfuis sur la route de Yarmouth, n’ayant qu’un désir, chercher un asile dans les bras de ma mère. Mon époux était débarrassé de moi – définitivement - Du moins, je le croyais alors.
Nous marchions depuis assez longtemps. L’innocente enfant que je tenais serrée dans mon châle ne comprenait pas et pleurait sans cesse. Vintimille me rattrapa. Désemparée, épuisée, je le suivis. Il n’était pas dans un meilleur état que moi. Il implora mon pardon, plaida sa cause avec tant de chaleur que je lui permis de me raccompagner en France. Mais j’étais encore pleine de rancœur et ne parvins pas à chasser un désespoir sans bornes, peut-être même disproportionné à mon malheur.
Pauvre Vintimille ! Bien plus tard, au début de l’Empire, en 1806, inconsolable, désespéré lui aussi, lassé de ma froideur et de mes mauvais traitements, il s’éloigna définitivement et mourut loin de son pays. Dans mes cauchemars, je le vois sur une plage en Italie, il fixe un point à l’infini et marche dans la mer, marche sans se retourner, marche encore. L’eau l’enveloppe, il n’y a plus rien derrière, plus rien devant que l’eau glauque et salée. Je pousse un hurlement. Il faut le retenir, j’ai pardonné !
Exécution du Roi, arrestations, fuite, la Terreur en France
De notre voyage de retour en France, je ne garde aucun souvenir. Vintimille, à l’arrivée eut le courage de tout avouer à mes parents. Sans l’excuser, ils comprirent mieux que moi, ayant davantage l’expérience du monde et de ses malheureuses intrigues. Ils avaient observé la frivolité, l’immoralité de la fin du règne précédent. Ils tentèrent de me raisonner, de me consoler mais je ne pouvais surmonter cette douleur mêlée à une espèce de dégoût de moi-même.
L'exécution de Louis XVI
D’ailleurs en ce début d’année 1793, d’autres événements autrement dramatiques, autrement exceptionnels que ma « déception » retenaient l’attention de tous. Notre malheureux Roi fut guillotiné le 21 janvier. Pour nous, c’était un crime même pas envisageable. J’avais lu des cahiers de doléances rédigés pour les Etats généraux. Toutes les paroisses, de la plus humble à la plus illustre avaient été unanimes pour témoigner amour et respect au Roi. L’assassinat qui venait d’être commis au nom du peuple représentait-il la volonté de ce peuple ? La guerre étrangère, le fédéralisme intérieur justifiaient-ils cet acte ? Personne n’osait publiquement poser cette question.
Je m’installais à Méréville. Mon oncle Nogué et son fils arrivèrent au château après le décès de Jeanne Orosie[69] la sœur aînée de mon père qui l’avait soutenu lorsqu’il était jeune garçon attaché à la maison de commerce de Bayonne, pauvre et méprisé. Plus tard, devenue l’épouse de son ami et associé Nogué, elle avait assisté à l’ascension de notre famille et restait le seul témoin du passé de mon père en Béarn. Au début de juin, ma tante de la Briche accompagnée de sa mère âgée de soixante-quatorze ans, de Caroline sa fille de onze ans vinrent une nouvelle fois se réfugier à Méréville avec leurs domestiques. La petite Euphrasie, fille de notre malheureuse Pauline décédée au Mont Dore l’année précédente mourait à son tour. Terrible épreuve pour ma mère lorsqu’il fallut ensevelir le petit corps, terrible épreuve pour mon père et notre oncle lorsqu’ils se rendirent au matin du 16 juin à la maison commune faire la déclaration de décès d’une petite fille « adoptée par son aïeul maternel, en l’absence de son père ». Pérusse des Cars, le père de la petite avait émigré à Londres lui aussi, mais cela ne s’avouait pas.
Quelques jours avant, sans souci de l’angoisse de la famille réunie au chevet de l’enfant agonisante, il avait fallu procéder à « l’inventaire du château et des biens du citoyen de Laborde », s’en remettre à l’attachement du curé Delanoue pourtant prêtre jureur, bientôt marié, bientôt défroqué lequel voulut bien témoigner avec chaleur du civisme des Mérévillois et de « son ci-devant seigneur ». Enfin, le 17 septembre, avec la loi des suspects, mes parents s’inquiétèrent vraiment. Malgré sa confiance affichée en ses relations, en son argent, en son innocence, mon père, d’abord peu conscient des menaces qui pesaient sur lui tant la vie était demeurée tranquille à Méréville, céda enfin aux instances de ma mère et se prépara à partir. Une dénonciation datée du 22 février 1793 venue de Chessy-en-Brie où on ne le connaissait pas, bien qu’il y fût propriétaire, avait attiré l’attention du Comité de Sûreté générale. N’étant pas présent dans cette commune, il fut déclaré suspect d’émigration. Un mandat d’arrestation fut lancé contre lui. Héron, l’agent de Robespierre s’empressa de faire arrêter les personnes suspectes d’être défavorables au régime nouveau ou « Suspectes d’émigration[70]». Comment pouvait-on l’arrêter ? Il n’avait pas émigré puisqu’il était à Méréville ! En fait, il avait décidé de partir de Paris, seul avec son fidèle Valliot. En chemin, il commit l’impardonnable erreur de vouloir passer par Méréville pour nous embrasser une dernière fois. Mais Louis Héron le principal agent du Comité de Sûreté Générale, chargé de « rabattre du gibier pour la guillotine » le suivait et le 7 novembre, l’arrêta et le fit incarcérer au Palais du Luxembourg transformé en prison. Au milieu d’autres malheureux inconnus, il y trouva le Président Nicolaï, le duc de Lévis, le marquis de Fleury, le comte de Mirepoix ainsi que le vieux, très vieux maréchal, il avait presque quatre-vingts ans et la maréchale de Mouchy, grands-parents de mon époux. Aucun[71] ne reviendra de cet enfer. Fouquier-Tinville se chargeait de fabriquer un acte d’accusation, aucune preuve n’étant nécessaire pour condamner un homme à mort sous le régime pur et dur de Robespierre, Saint-Just et Couthon.
Pendant ces sinistres événements, personne ne s’inquiétait de Valliot qui attendait son maître à Sancheville et le suivit bientôt en prison, non sans résistances, ce quaient-ils avec nostalgie les bienfaits qu’ils avaient reçus d’un homme exigeant certes mais juste et généreux ?
Affolée, ma mère se précipita à Angerville, chef-lieu du canton et obtint de ses habitants une courageuse pétition dans laquelle ils s’élevaient contre cette décision, énumérant les qualités et les innombrables bienfaits de Monsieur de Laborde. Soixante-dix-huit signatures suivaient. Vingt-trois citoyens portèrent eux-mêmes la supplique au Comité de Sûreté. C’était un exploit courageux, presque héroïque en ces temps de terreur. Mais hélas, cela ne fit qu’augmenter la détermination du Tribunal. Pendant les cinq mois qui suivirent, ma mère remua ciel et terre mais en vain pour obtenir sa libération ou son élargissement.
Nous étions revenues à Paris. Mes propres affaires étaient menacées. Epouse d’un émigré, je devenais suspecte et mes biens seraient confisqués dés que le comité de sûreté s’intéresserait à moi. La seule solution était de divorcer. Acte facile à obtenir mais il fallait réunir un conseil de famille car l’un des conjoints était absent. Le 4 décembre 1793, la comtesse Natalie de Noailles redevenait à Méréville, par une simple déclaration écrite sur le registre d’état civil[72], Natalie Delaborde, citoyenne.
François, mon frère, notre ex-député se cachait dans Paris, lui aussi devenu suspect. Ma mère et moi le croyions en sécurité. Mais réduit à l’inaction, impatient, trépignant, notre ex-député constitutionnel avait d’abord obtenu de Méréville un passeport pour aller à Paris « s’occuper de ses affaires ». En mars, lorsqu’il fit une demande à la section du Mont Blanc où il demeurait pour aller « aux ports de mer armer un navire pour la République », la République, préjugeant de ses réelles intentions, lança un mandat contre lui. Il était devenu aussi difficile de sortir de France que d’y rester. Dés lors, traqué, il réussit un premier temps à se cacher dans Paris mais dénoncé, il se laissa surprendre et fut incarcéré[73] à la Mairie et mis au secret. Malgré ses demandes précises, répétées, il ne réussit pas à communiquer avec l’extérieur pendant plusieurs semaines. Sans ressources, couvert de vermine, malade, il obtint d’être transféré à l’Hospice de l’Evêché pour y être soigné. Après quatre mois de détention, il en sortit, déclaré… Décédé ! Déclaré seulement. Un billet signé d’une écriture illisible par une main charitable (ou intéressée) avertissait le citoyen Fouquier, accusateur public que François Delaborde était décédé la veille, le 14 ventôse an II, à l’Hospice. Cet incroyable subterfuge lui avait sauvé la vie. Il échappait ainsi aux poursuites ultérieures mais n’avait plus d’identité. C’est alors qu’au prix de mille difficultés, il gagna Londres, vivant mais en très mauvaise santé[74]. Un soir, un messager mystérieux nous donna de ses nouvelles, enfin ! C’était une lueur dans le ciel au milieu d’un océan furieux.
Notre père, lui, n’échappa pas à la foudre révolutionnaire.[75] Jusqu’à la fin, nous avons gardé l’espoir de le voir revenir parmi nous. Je me souviens qu’un soir, on l’avait tiré de sa prison pour procéder à la levée des scellés afin de sortir des papiers suspects pour les examiner. C’était à la fin du mois de décembre 1793 -Nivôse- disait-on alors. Pour nous, c’était la veille de la nativité. Ma tante de la Briche, Caroline ainsi que ma cousine de Fezensac étaient toujours avec nous à Paris. Père allait revenir ! On avait bien dit à ma mère que c’était une permission de courte durée mais je m’étais mise à espérer, à me convaincre même qu’il s’agissait d’un élargissement déguisé et qu’il nous revenait enfin. Il arriva à minuit, escorté de deux farouches sans-culottes à bonnet rouge, passablement éméchés. Nous nous précipitâmes dans ses bras, fondant en larmes. Il nous parla tranquillement, exprimant son amour pour nous d’une façon simple et poignante, fit quelques recommandations si ordinaires que je suis sûre maintenant qu’il savait que le dénouement était proche.
-Citoyennes ! dit l’un des gardes, on t’a ramené ton mari ce soir mais demain, quand il aura signé tous les papiers, on le reconduira au gîte !
Ils mangèrent et burent à perdre la raison, nous abreuvant de propos atroces et brutaux. Une longue veille commença pour nous. Ce fut la dernière fois que nous le vîmes parmi nous. Il fut reconduit à la Maison de santé [76] où son grand âge, sa mauvaise santé et surtout l’argent déversé par ma mère lui avaient permis de demeurer provisoirement. C’est cela qui nous avait permis d’espérer.
La prison du Luxembourg pendant la Terreur
Bientôt, il fut transféré au Luxembourg. Aussi, lorsque j’appris qu’il avait été jugé et condamné, cette affreuse nouvelle me jeta dans un désespoir terrible. Hurlant ma douleur, n’ayant qu’un seul désir, je voulais disparaître de cette terre injuste et mauvaise qui me privait des êtres que j’aimais le plus. J’ouvris une fenêtre pour me précipiter dans le néant. Une servante me retint. Plus tard, sans penser à l’angoisse de Mère, échappant à toute surveillance, je réussis à sortir. Mue par je ne sais quelle force obscure et incontrôlable, comme une folle, j’errais toute la nuit dans Paris sans savoir ni où j’étais, ni où j’allais. J’échappais à la garde par miracle. Je me souviens d’un homme, un vagabond débraillé qui dormait au pied du socle vide de la statue d’Henri IV, qu’on avait renversée et brisée, de quelques ivrognes qui chantaient à tue-tête, échappant ainsi à l’angoisse qui étreignait la ville entière. Des ombres me frôlaient, anonymes et tout aussi effrayées que moi. Des coups de crosse ébranlaient le portail d’une maison :
Ouvrez ! Ouvrez ! Au nom de la loi, ouvrez ou nous enfonçons la porte, hurlaient des voix furieuses. Me glissant le long des murs sans oser jeter un regard autour de moi, j’avançais. J’arrivais à la Seine. Un silence morne pesait le long du fleuve. Je me heurtais à des vendeurs sordides qui, pendant le jour, écoulaient[77]à la sauvette « les restes des aristocrates et des émigrés ». Ils n’avaient pas rangé les étalages disparates faits d’objets précieux, de portraits miniatures, d’étoffes, de bijoux même, tabatière d’or, boites de laque, vases rares mêlés à des ustensiles de cuisine. Ils dormaient là à même le sol, affalés au milieu de leur butin volé. Au niveau de la pompe de la Samaritaine, une lampe quinquet éclairait l’affiche donnant la liste des conspirateurs qui avaient gagné, « ce jour, 29 germinal an II de la République, la Sainte Guillotine ». Elle contenait le nom de celui que je chérissais le plus au monde, au milieu de dix-sept malheureux qui avaient subi le supplice[78] dans la même charrette ou, comme ils disaient, la même fournée. C’étaient des relations proches, parents, amis de notre famille. Je les connaissais tous : Jeanne-Marie Nogué 36 ans ma cousine et son époux, Charlotte le Pelletier 21 ans, sa mère, son grand-père 72 ans, président du Parlement de Paris. Il y avait aussi trois générations de Hariague avec leurs domestiques. Parmi les dix-sept victimes, quatre femmes jugées incapables par la constitution de devenir des citoyennes mais capables de nourrir la haine de Fouquier, deux vieillards de plus de soixante-dix ans, des époux sacrifiés sur le même autel le même jour.
Les charrettes de la Terreur - Lavisse, cours élémentaire
Incrédule, je ne pouvais détacher mes yeux de cette liste douloureuse. J’étais étrangement lucide tout à coup. Chaque jour ainsi, la gazette apprenait aux parents de la victime le supplice de l’être aimé tellement le temps était court entre le jugement et l’exécution. On se jetait sur les journaux, ceux que le greffe prenait soin de faire circuler et ceux que fournissait la vénalité des porte-clefs. L’avant-veille, ma mère avait réussi à faire passer à la Conciergerie[79], un petit billet exhortant mon père au courage, l’assurant de son amour indestructible. Elle projetait même un enlèvement qu’elle ne put mettre à exécution. Fouquier avait reçu une nouvelle pétition de fidèles citoyens d’Angerville. C’est pourquoi, craignant des manifestations contre un jugement qu’il savait inique, il avait fait renforcer la garde. Nous ne le sûmes que plus tard. Mai je me souviens qu’en ce beau printemps naissant, ma mère croyait encore qu’on ne pouvait le condamner puisque aux yeux d’une vraie justice, il était innocent.
Sans m’en rendre compte, j’avais quitté ce coin de rue. Mes pas m’avaient conduite près du Luxembourg[80] où pendant les premiers mois de sa détention, nous allions errer, simplement pour nous rapprocher du lieu où mon pauvre père souffrait dignement ainsi que l’a rapporté Madame de Tourzel, la compagne de geôle du vieux, très vieux couple Mouchy, les grands parents de mon mari qui furent aussi guillotinés. Aux fenêtres grillées, de lourds barreaux de fer ; nulle lumière, nul bruit. Des palissades interdisaient l’approche. Des sentinelles montaient la garde tout autour. Stupidement, puisqu’il n’était plus là, je m’accroupis au pied d’un tilleul indifférent à ma douleur et qui déployait ses premières feuilles et j’attendis les yeux grands ouverts, dans l’obscurité, un miracle qui ne pouvait s’accomplir. Je ne sentais pas la fraîcheur ni l’humidité de la nuit. Je m’endormis peut-être. Lorsque je m’éveillais, les membres paralysés par le froid du petit matin, cherchant à comprendre où j’étais, une patrouille passait. L’esprit me revint.
- Mon Dieu, maman ! Pensais-je.
On allait peut-être me ramasser. Mon cœur battait à tout rompre mais je ne pouvais me lever. J’attendis que le jour parût. Dans l’aube grise, l’étau qui me serrait m’étreignit encore plus. Je n’osais plus respirer. Et subitement, sans réfléchir, je me mis à courir, à courir vers notre demeure. Comment ai-je pu ainsi parcourir toute cette distance jusqu’à la rue Cerruti ? Hors d’haleine, hagarde, épuisée, j’atterris sur le seuil de l’immeuble. Quelqu’un pendant ma fuite avait bien crié : « Holà ! Citoyenne ! Où cours-tu ? » Je continuais ma course. Personne n’aurait pu m’arrêter. La porte s’ouvrit d’elle-même. Ma mère me reçut dans ses bras. Plusieurs heures après, j’étais encore dans le même état de confusion.
Nos épreuves n’étaient pas terminées. Loin d’être apaisé par le sacrifice expiatoire qu’il venait de commettre, le Comité révolutionnaire de la section Mont-Blanc continua à s’acharner contre nous.
Depuis le mois de novembre 1793, la maison de banque, les bureaux, les appartements privés, les salons de réception de notre hôtel avaient été longuement, minutieusement fouillés puis inventoriés, mis sous scellés. Des objets précieux, des archives avaient été enlevés « pour contrôle », mis « sous la garde de la Nation ». Il en allait de même à Méréville où le château, le parc, les fabriques étaient scellés, sous la garde « d’hommes sûrs » choisis par le district révolutionnaire mais qui ne pouvaient empêcher vols et destructions en attendant la vente aux enchères comme biens nationaux d’émigrés ou de condamnés. Rien ne nous appartenait plus. Bien heureuses encore de n’avoir pas été chassées de nos propres chambres. Nous évoquions le sort d’enfants d’émigrés condamnés placés sous la garde de domestiques dévoués et désemparés. Les petites Vintimille, les enfants Béranger étaient particulièrement à plaindre, errant avec leur bonne de la province à Paris, reléguées dans les pièces mansardées, sans feu, sans commodités, au dernier étage de leur hôtel particulier confisqué et abandonné. Ma petite Léontine était à la campagne, sans identité mais en sécurité aux soins d’une domestique dévouée et sûre. Pour moi, c’était à la fois un réconfort et un crève-cœur. J’avais tant rêvé d’une belle famille unie !
Le décret du 16 avril qui proscrit hors de Paris les ex-nobles et leur ordonnait d’en sortir dans un délai de huit jours aggravait encore notre situation. Il fallait se faire recenser à la section, obtenir un passeport, déclarer le nouveau lieu de résidence. Où aller ? Le district d’Étampes nous fit savoir que faute de pouvoir occuper le château mis sous scellés, nous pourrions nous installer dans une maison du village dont ma mère était propriétaire. Cette maison avait été récemment occupée par Delanoue, le ci-devant curé marié qui s’installait à Étampes. C’était encore un geste généreux et courageux de la part de la municipalité car, en ces temps de terreur, le moindre geste d’humanité à l’égard des ci-devant aristocrates était considéré comme une trahison.
Mais ce beau geste fut inutile. Quelques jours plus tard, le comité de la section Mont Blanc qui, décidément nous poursuivait de sa haine, nous fit savoir que nous étions assignées à résidence à notre domicile, sous la garde de deux sans-culottes inflexibles parce qu’ils avaient eux-mêmes peur pour leur propre vie.
-Qu’avions-nous fait ? Pourquoi s’acharnait-on contre deux femmes isolées et démunies de tout ? Les domestiques furent interrogés durement. Le commis, Joseph Cartron, le caissier de la banque, Jacquemart, l’intendant Levasseur furent particulièrement visés, coupables d’avoir servi leur maître fidèlement pendant dix ou vingt ans. Levasseur fut incarcéré. Seul, Baudoux, le cocher marié depuis peu à Marie-Anne Jacob la garde-malade de la petite Euphrasie qui faisait partie du Comité Guillaume Tell ne fut pas inquiété. Bientôt des hommes dûment munis d’ordre reprirent les recherches. Ils n’avaient rien trouvé dans les caisses de la banque et interrogèrent de nouveau Cartron et Jacquemart sur les comptes de mon père, ceux de François et ceux de mon mari qui avait aussi ses papiers à la maison. Cartron répondit que Laborde était assez fin pour ne pas faire connaître ses affaires à un commis. Mais cela ne le mettait pas à l’abri. Il était coupable d’avoir été le commis d’un condamné. N’ayant rien trouvé à la maison, ils fouillèrent le jardin. Armés de pelles, de pioches, des terrassiers fouillèrent et refouillèrent les plates-bandes, dévastant tout le bel ordonnancement. Aucun trésor dans des cassettes imaginaires, pas d’argenterie. Tout avait déjà été enlevé. Pestant, jurant, ils enlevèrent les figures antiques, les bas-reliefs égyptiens et les statues grecques qui ornaient ce jardin et les expédièrent au musée des arts. Impuissantes, nous assistions à ce carnage. Prisonnière dans ma propre demeure, j’éclatais, voulant sortir à tout prix de là avant qu’il ne soit trop tard.
- Comment sortir ?
- Pour aller où ? répondait ma mère découragée. Paris, la France entière était devenue une vaste prison où pour franchir la moindre lieue, sortir ou entrer dans un village, croiser un inconnu, on devait montrer son passeport ou un certificat de civisme et justifier de sa situation sous peine d’être considéré comme suspect et conduit en maison de sûreté. « Suspect », terrible mot qui ouvrait la voie à toutes les délations et permettait tous les abus. Personne ne pouvait plus nous aider. Tous ceux qui auraient pu le faire avaient fui ou émigré. Ceux qui étaient encore là étaient espionnés, cachés, terrés ou pire emprisonnés. Les autres, déjà guillotinés. Pourquoi n’étais-je pas à Londres, comme mon mari qui y gaspillait l’argent de ma dot quand nous étions seules en si grand danger ?
Je lui en voulais terriblement de m’avoir abandonnée. Je haïssais ces seigneurs qui se pavanaient à l’étranger après avoir par leur incurie été vaincus par ceux-là même qu’ils méprisaient. C’était sûr, j’allais mourir ici et je n’étais pas la seule épouse délaissée par des maris volages et légers. Mais si je survivais, et je voulais de toutes mes forces vivre, j’allais faire ce qu’aucune autre n’avait osé faire. J’allais, j’allais…Mais je ne savais pas encore ce que j’allais faire. Je ne savais même pas si je sortirais d’ici et c’était insupportable. J’en voulais aussi à François et tous ces idéalistes qui nous avaient fait croire en un avenir plus juste, bâti sur le mérite, la fraternité et la liberté. Quelle culpabilité, quel désespoir devait accabler mon frère devant le désastre de notre situation ! En attendant, ne pouvant trouver le repos, je tournais dans ma chambre comme un animal en cage.
Nous n’étions pas encore arrivées au bout de nos peines.
En prison, J’attends chaque jour mon dernier jour.
Vestiges de la "Petite Force"
Le 26 avril 1794, par un jour splendide où le printemps se manifeste dans toute sa lumière et son espérance, nous fûmes toutes deux brutalement conduites à La Petite Force[81], une prison obscure qui ignorait le printemps. Par arrêté du comité de sûreté générale, les citoyens Wescaut et Faure nous escortèrent. J’avais dix-neuf ans et j’entrais là comme au tombeau.
-Courage ! Répétait ma mère qui, morne et impassible depuis l’exécution de son époux, tentait de me rassurer.
-Nous sommes innocentes, ce n’est l’affaire que de quelques jours, aie confiance !
-Et lui, père, de quoi était-il coupable ? Clamais-je, lui, qui avait été juste, dur pour lui-même, bon envers les plus démunis, lui qui avait accueilli les premières réformes et avait encouragé son fils aîné à les mettre en œuvre. Il se sentait si innocent qu’il n’avait pas pris la peine d’émigrer, surveillant la réparation des murs de son parc, veillant à la construction de la grande tour qui se dressait sur le plateau au milieu du Petit Parc. Pourtant tous l’incitaient à prendre des précautions. Forcé de réduire ses activités commerciales surtout depuis la guerre contre l’Autriche, la Prusse, l’Espagne et l’Angleterre, il se contentait d’enregistrer les affaires courantes. En dehors de l’activité de guerre, la France n’avait plus d’autres activités économiques. Les petits commerces, les artisans périclitaient faute de travail, leur riches clients avaient émigré. De quel manque de perspicacité, il avait fait preuve ! Quel aveuglement ! Ou bien avait-il compris dés le début que la fin était inéluctable ?
Notre arrivée à La Petite Force, dans cette prison de sinistre et ancienne réputation, avait dérangé le guichetier et ses acolytes au milieu d’une partie de cartes. On nous reçut mal :
-Deux de plus pour la guillotine ! Cria l’un d’eux en ricanant. Il fallut subir l’insolence des administrateurs de police, la remise des objets personnels. Les gardiens firent l’inventaire de notre petit bagage, se répandirent en sarcasmes sur notre linge personnel, trop fin à leur goût. Le plus infâme fut la séance dite « de rapiotage », une fouille minutieuse effectuée de la façon la plus insolente par des hommes énervés par la convoitise d’une jeune femme, contrainte à se dépouiller de ses effets les plus intimes. Rien ne réjouit plus ces coquins que le spectacle lamentable d’une créature infortunée aux prises avec lacets et agrafes qu’elle n’a pas coutume de défaire sans l’assistance de sa femme de chambre. Les yeux baissés, en larmes, les cheveux défaits, je passais ainsi entre les mains de plusieurs gardiens dont les quolibets obscènes augmentaient ma honte.
Ma mère fit observer au porte-clés que nous paierions honnêtement celui qui nous procurerait un lit. Il nous fit alors monter dans une des salles basses du premier étage. Une odeur repoussante envahissait tout. Les murs étaient couverts des inscriptions des gens passés là avant nous. Une quinzaine de femmes étaient couchées ou assises sur des lits couverts de sangles très serrées. Les filles entassées là faisaient un tapage affreux, riaient aux éclats, s’insultaient, se poussaient du coude, se battaient même. Sans nous laisser le temps de nous installer ou de souffler, elles nous entourèrent et nous demandèrent de payer notre écot de bienvenue. Ma mère leur distribua des pièces qu’elle avait pris soin de dissimuler dans l’ourlet de sa chemise. Elle les écouta, les plaignit sincèrement, se renseigna, tâchant de savoir qui était là, si nous avions des connaissances à l’intérieur de cette maison. Beaucoup étaient des filles publiques condamnées pour vagabondage et rébellion. Leur dénuement était extrême et pitoyable. Dans cette prison de femmes, la plus dure de Paris, on obtenait une cruche d’eau à prix d’argent, le linge était rare. Tout avait été raflé, l’argent, les montres, les bijoux, les canifs, même les fourchettes cure-dent, jusqu’aux épingles à cheveux. Au rez-de-chaussée, les conditions étaient encore plus dures. Les prisonnières dormaient sur une paillasse posée à même le sol et devaient se protéger des rats. Trois heures de promenade chaque jour, les yeux braqués vers le ciel nous permettaient de respirer un autre air que la puanteur infecte répandue dans toute cette maison. Pour sortir dans la grande cour il nous fallait passer par un corridor, lieu de rassemblement des gardiens, huissiers, guichetiers, anciens repris de justice qui passaient leur temps à blasphémer le ciel et la terre, à se goinfrer de la plus dégoûtante façon. Des femmes offraient leurs charmes en échange de quelque prébende. Ce corridor était à la fois poste de garde et parloir. C’était aussi une cantine où les gardiens se faisaient griller sur des braseros de beaux quartiers de viande qu’ils dévoraient en buvant beaucoup. Au bout de ce couloir, une meute de molosses épouvantables, muselés pendant le jour, lâchés la nuit assurait notre surveillance. La moindre amélioration de l’ordinaire se payait d’une complaisance ignoble à l’égard de ces geôliers. Il fallait sans cesse subir leurs regards et leurs propos. Certaines filles savaient répondre vertement sur le même ton. Sorties du ruisseau, elles avaient l’habitude. Mais tout était nouveau pour moi. Les propos orduriers, les blasphèmes, les vexations, les allusions dégradantes me remplissaient de honte. La ronde des porte-clés flanqués d’un des énormes chiens, les appels à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, l’arrivée des charrettes vides nous tenaient sans cesse sur le qui-vive. La nourriture infecte n’était rien à côté de cette promiscuité dégradante et de cette incertitude de tous les instants.
Charles Louis Müller, l'appel des dernières victimes de la Terreur à la prison Saint-Lazare en thermidor An 2
Ce tableau peint en 1848 sous la Seconde République est une reconstitution purement imaginaire
Peu de jours après notre incarcération, ma mère commença à souffrir d’une dartre répandue sur une grande partie de son corps et qui lui provoquait des démangeaisons insupportables. Malgré cette grande souffrance physique, elle se montrait douce et accueillante à l’égard de toutes ces misérables assemblées là. Rien ne la rebutait. D’abord étonnées, réticentes et moqueuses, elles furent à la fin conquises car il émanait d’elle une bienfaisante chaleur que ces pauvres femmes n’avaient jamais connue auparavant. Privée de son cher époux, elle était résignée au supplice qui nous attendait tandis que moi, je voulais sortir à tout prix. Je fis une tentative malheureuse. Je devins la cible des gardiens qui pouvaient impunément exercer des représailles. La Petite Force, contrairement aux autres prisons improvisées était un lieu bien gardé. Aucun secours à attendre du dehors. Aucune nouvelle des nôtres. Le désespoir et la révolte. Recluses, nous n’étions plus seulement suspectes mais ennemies du peuple. Les pauvres filles, nos compagnes de captivité l’étaient aussi elles qui étaient le peuple. Personne ne nous avait interrogées ni n’avait instruit notre procès. Un jour une rumeur circula selon laquelle, on allait « purger les prisons ». Le souvenir des massacres de septembre redoubla notre frayeur. La guillotine ne fournissait plus. Les bruits les plus ahurissants circulaient. Chaque pas devant la porte, chaque bruit insolite me jetait hors de moi. Recroquevillée, je tremblais sans cesse. La nuit, je me réveillais en sueur, hurlant, en proie au cauchemar qui me mettait la tête sous le couperet. La chambrée protestait violemment. Coupable de troubler le sommeil de mes compagnes, je n’osais plus m’endormir. Un autre jour, des sentinelles, des gardes empanachés, bardés de rubans tricolores s’étaient mis en effervescence dés le matin. Alerte générale ! Mais il ne s’agissait que d’une fouille sévère ou plutôt d’une rafle générale de tous les bijoux, épingles à cheveux, montres, rubans et naturellement du peu d’argent que nous avions encore. Cette fois, nous étions complètement démunies : La Sainte Égalité. Ce n’était pas encore cette fois que nous allions mourir. Une autre fois encore on apprit avec un espoir immense que des commissaires chargés d’enquêter sur les prisons allaient recevoir de chacune d’entre nous, l’exposé de sa propre situation. Pendant plusieurs jours, il ne fut plus question que de cela. Au milieu de cette oisiveté forcée, la rédaction (car il fallait écrire) de cette adresse offrit un moment de répit. Chacune ressassait depuis si longtemps ses arguments que l’occasion était trop belle. Mais presque toutes étaient ignorantes, ne sachant pas lire et encore moins écrire. Nous passâmes plusieurs jours à les aider. C’était une diversion. Mais j’appris beaucoup sur le sort des femmes privées de leurs enfants, sur leur abandon, leur grande soumission, leurs révoltes muettes. J’éprouvais à leur égard une grande compassion et oubliais un peu mes propres maux. Je projetais d’écrire l’exposé de nos malheurs dans une protestation générale afin de fléchir nos bourreaux. Ma mère me le déconseilla : « Face à la haine et au fanatisme, l’appel à la pitié est inutile. La représentation de nos maux est pour eux une satisfaction et l’accomplissement d’une juste vengeance ». Alors, changeant de ton, je composais une lettre pleine de dégoût à leur égard, appelant même la vengeance divine sur la tête de Robespierre (divine ! en ces temps d’athéisme).
- C’est bien, maintenant que tu as exprimé ta colère, déchirons cela. Il faut être digne. Nous n’avons rien de commun avec ces hommes. Ne leur donne pas d’emprise sur toi ! Il faut écrire quelque chose de neutre, d’impersonnel. Voyons cela :
Elle se mit à rédiger : « Nous sommes incarcérées depuis le 7 floréal. - Non, Il me semble que le nous est trop familier, trop imprécis. Il vaut mieux : La citoyenne Laborde et sa fille… Disons aussi que nous sommes restées prisonnières à notre domicile, qu’il s’agit de la section du Mont Blanc…des dates précises pour qu’ils puissent vérifier. Et tout en expliquant, elle rédigeait une espèce de procès verbal dont je me rappelle chaque mot : « La citoyenne Laborde et sa fille ont été mises en état d’arrestation chez elles, le 3 floréal an 2 par le comité révolutionnaire de la section du Mont Blanc où elles demeurent et ensuite elles ont été menées le 7 floréal à La Petite Force en vertu d’un arrêté du comité de sûreté générale, comme on peut le voir par l’extrait ci-joint des registres de la Petite Force. Les citoyennes Laborde ignorent les motifs de leur incarcération. Elles n’ont rien à se reprocher et attendent avec confiance la liberté de la justice de la commission. Le 18 prairial an 2 de la République une et indivisible ». Plus tard, elle se reprochait d’avoir écrit le mot confiance qui lui semblait faux et servile. Ma mère était une femme avisée. Je la laissais recopier de sa belle petite écriture fine et précise et me contentais de signer à côté de son nom.
La prison du Plessis (ancien collège), rue Saint-Jacques
Nous attendîmes la réponse. Le premier juillet 1794, sans explication, nous fûmes transférées à la prison Du Plessis. C’était l’antichambre de la Conciergerie. Cet ancien collège, rue Saint Jacques était devenu sous le nom de « Maison d’arrêt de l’égalité » une des plus sinistres geôles de la Terreur. On y était enfermé sur désignation spéciale de Fouquier-Tinville qui y puisait journellement les victimes qui complétaient les fournées prises dans les autres maisons de Paris. Les sombres bâtiments ressemblaient à une ménagerie avec leurs ouvertures grillées derrière lesquelles passaient les figures livides et velues des détenus. A l’arrivée, on passait par la souricière, un cachot si étroit qu’on ne pouvait s’y tenir debout. Je subis un nouveau rapiotage. Depuis longtemps je ne possédais plus rien. Chaque soir, on venait chercher ceux qui devaient être jugés le lendemain. Deux charrettes précédées d’un messager de mort annonçaient que quarante d’entre nous n’avaient plus que quelques heures à vivre. Les malheureux appelés dont les noms étaient parfois écorchés jusqu’à être incompréhensibles se présentaient, nous disaient adieu, confiaient à notre mémoire leurs dernières paroles pour être transmises à leurs parents si par hasard nous survivions.
Le temps passait, nous n’avions toujours pas été interrogées quand un événement ineffable se produisit : Robespierre, le tyran, venait de périr …Avant moi ! L’écho de l’explosion de joie dans les rues était parvenu jusqu’à nous. Merveilleuse, délirante nouvelle ! L’Humanité va triompher enfin. Je vais vivre ! Mais la guillotine fonctionnait toujours. Elle immolait maintenant ses pourvoyeurs de la veille et nous n’étions toujours pas libérées. Chaque jour qui passait augmentait mon inquiétude et mon impatience. Le 12 août 1794, jour de mes vingt ans, j’étais encore derrière les barreaux. C’est justement ce jour-là que nous reçûmes la réponse à notre adresse : Nous avions été soupçonnées « d’intelligence avec le condamné Laborde père, ayant des parents émigrés ». La municipalité de Méréville[82] envoya le 14 août des certificats de civisme. Nous allions être libérées.
Alors, allongée sur mon grabat, j’osais rêver. Je me laissais délicieusement glisser au fil de l’eau, ma main pendante au fil du courant. J’étais dans une barque, à Méréville, sur cette petite rivière aux eaux limpides et fraîches. Le courant de la Juine m’emportait lentement. Je serpentais au milieu du parc, passais sous le Pont des Roches, franchissais celui des Boules d’Or. Bientôt, j’allais aborder l’île fleurie qui portait aussi mon nom. Plus loin, la grande cascade se précipitait sur les cailles et les galets. Les ombrages me rafraîchissaient…
Dieu ! Comme il faisait chaud dans cette sinistre chambrée ! Comme les jours étaient longs ! Un été perdu, celui de mes vingt ans.
Depuis la chute de Robespierre, le régime s’était un peu adouci. On nous fournissait du lait, des fruits. A l’intérieur du petit enclos, nous étions libres de circuler librement. Personne cependant ne s’intéressait plus à nous. Et il y avait cinq mois que je flétrissais sans air, sans propreté. A nouveau, je sombrais dans le désespoir quand on nous libéra le 9 vendémiaire ou, comme je continuais à compter, le 30 septembre 1794, ancien style !
Cette expérience m’avait profondément changée. Je voulais profiter à tout prix de la vie qui m’était offerte une deuxième fois. Hélas, par quelle aberration, j’eus tout à coup le grand désir de revoir l’homme qui m’avait si cruellement traitée, espérant contre toute raison que je saurais le séduire, qu’il m’aimerait enfin. »
Natalie, victime d’elle-même
Nouveau voyage à Londres, retour des émigrés, retour à la vie
On ne se remet pas du jour au lendemain d’un tel cauchemar. Quand je fis part à ma mère de mon désir de retourner à Londres pour tenter une démarche près de mon mari, elle se montra compréhensive mais me mit en garde contre une trop grande précipitation.
- Regarde-toi dans un miroir ! Vois dans quel état nous sommes toutes deux. Accorde-toi quelques jours pour refaire ta santé. Il est vrai que j’avais beaucoup maigri et si ma taille était fine, j’avais l’air d’un spectre. Nous n’étions pas les seules. Le peuple parisien souffrait de faim, de peur et d’incertitudes. Le pouvoir politique était mal assuré. Tout pouvait recommencer. Il nous fallait fuir. Nous ne savions pas où aller : Nos demeures parisiennes étaient sous séquestres, le château de Méréville toujours mis en vente comme « Bien National ». Les affiches étaient publiées et la date retenue. Vêtements, linge, mobilier, tout était sous scellés. Il fallait louer des chambres en ville pour se loger parfois à plusieurs familles à la fois. Nous n’avions plus la jouissance de nos biens, les assignats ne valaient plus rien. Tout était horriblement cher. On comptait les rescapés. Nous apprîmes qu’à Londres mon frère malade se remettait difficilement de son incarcération à La Mairie et se battait pour rassembler les débris de sa fortune. Mon mari était aussi à Londres mais nous étions officiellement divorcés. Ma pieuse mère considérait le mariage comme un acte sacré et indissoluble. Nous devions connaître les intentions de la famille Noailles ou du moins de ceux qui survivaient après le massacre d’une partie de cette famille particulièrement éprouvée. Nous devions rencontrer à Londres les rescapés émigrés mais encore interdits de séjour en France car la Révolution n’était pas terminée. Nous n’avions aucun papier, pas d’argent, plus de relations et la France était en guerre contre une partie de l’Europe. Nous trouvâmes asile dans le pays de Gex où un vieil ami de mon père loua pour nous une propriété où nous allions nous reposer et nous préparer à l’entrevue avec Monsieur de Noailles.
Puis, passant par les Flandres, Bruxelles, la Hollande, accomplissant un long et périlleux voyage fort coûteux, nous arrivâmes à Londres pour mon deuxième voyage. Je retrouvai la ville aussi animée et prospère qu’à mon premier passage. Je retrouvai aussi mon époux aussi amoureux et occupé ailleurs. Il avait seulement changé de maîtresse. Cette fois, il avait jeté son dévolu sur Madame Fitz-Herbert[83], une femme qui avait vingt ans de plus que lui mais qui était « terriblement à la mode ». N’avait-elle pas épousé secrètement le Prince de Galles qui se montrait même, paraît-il, jaloux ? Charles balbutia quelques excuses, voulut assumer ses responsabilités et proposa qu’on se remariât dès qu’il serait en mesure de rentrer en France avec tous les émigrés. J’étais son épouse, la mère de sa fille, tout cela lui semblait fort naturel. Pour le reste, il entendait mener sa vie à sa guise et me laissait la liberté d’en faire autant. Je sus ne pas l’importuner. Ma mère était avec moi pour me soutenir. Ces mois d’épreuves avaient éprouvé ma santé mais du moins, je le croyais, ils avaient aussi fortifié ma volonté. Je le « débarrassai de ma présence ».
Marie Anne Fitzherbert, portrait par Thomas Gainsborough (1784)
Nous rentrâmes assez vite en France. François était soigné par des amis sûrs à Londres, en relation avec des parents de ma mère. Ils surent la rassurer. Connaissaient-ils son véritable état ?
Désorientée, je retrouvais un Paris plein d’incertitudes. L’insécurité était d’autant plus grande que la famine menaçait la capitale malgré les multiples réquisitions de denrées alimentaires opérées dans les campagnes. Les queues s’allongeaient devant les boulangeries qui manquaient de farine. Des journées d’émeutes éclataient à nouveau : Le 12 germinal an III, un soulèvement au faubourg saint Antoine agita tout Paris. La Révolution recommençait-elle ? On aspirait au repos, les temps avaient changé. Le « Réveil du Peuple » avait remplacé « La Marseillaise ». Discrètement des émigrés avaient commencé à rentrer. Certains même osaient se montrer.
« Les débris éparpillés des salons de l’ancienne France rentrent au colombier », disait-on. Peu assurés, ils se cherchaient, s’appelaient, se retrouvaient sans tambour ni trompette car les espions avaient succédé aux bourreaux. Pas de chevaux ni de voitures pour « insulter » le citoyen ordinaire qui mourait de faim. Pas d’argenterie. Ainsi on était censé l’avoir donné à la Monnaie quand la Patrie était en danger. Le suprême bon ton était d’être ruiné, d’avoir été suspect, persécuté ou mieux emprisonné. Pas de considération sans exhiber sa levée d’écrou. Les plus démonstratifs avaient naturellement été les moins touchés. Les autres dont nous faisions partie cachaient leur douleur et tâchaient de ramasser les lambeaux de leur fortune. Ma mère passa en vain le reste de sa vie à cette tâche ingrate et humiliante. On restituait aux héritiers les biens pas encore vendus mais ces héritiers, s’ils étaient portés sur la liste des émigrés, devaient en être rayés. Ils ne l’étaient que sous certaines conditions soumises à un énorme trafic d’influences. Nous dûmes, avant toute autre démarche, obtenir un certificat de civisme que le maire Léonard Yvoy qui avait loyalement administré la commune pendant la Terreur voulut bien nous délivrer. Il était assisté de Jacques André et de Prévôt[84]. Tous trois ainsi que d’autres étaient arrivés de La Ferté Vidame pour travailler au château nous étaient restés fidèles en retardant en particulier le plus possible la vente du domaine. Avec cette précieuse carte de couleur blanche (ou bleue suivant l’âge), renfermant notre âge, notre domicile, notre signalement, nous avions le droit de vivre à nouveau.
Pendant la tourmente, aucune gestion convenable du domaine n’avait été faite. Les revenus échus pendant la confiscation étaient perdus et il fallait payer les dettes immenses augmentées des intérêts et les arrérages de rentes perpétuelles et viagères dont notre fortune était grevée. Ma mère crut prudent d’accepter la succession de mon père sous bénéfice d’inventaire. J’étais bien incapable de l’aider, n’ayant aucune lumière en ce domaine. Seul de nous tous François aurait su démêler ses affaires mais il se mourait à Londres. Nous étions livrés aux hommes d’affaires. Jean-Baptiste Bretin notre fondé de pouvoir passa plusieurs mois à remettre de l’ordre, à renouveler les baux des fermes et des moulins. Il fit mettre en adjudication les sainfoins du parc divisé en parcelles. Il procéda aux échanges de terre promis en 1789, à la vente urgente de certains biens fonciers que des accapareurs, profiteurs réels de la Révolution s’empressèrent d’acheter. Puis il commença l’inventaire des biens restants. Pendant toute cette période, l’étude de Maître Serreau successeur de Maître Boreau n’eut guère de loisirs. Il fallait aussi remettre de l’ordre à l’intérieur du château fermé depuis plusieurs années, livré à l’humidité et au salpêtre qui rongeait miroirs et tentures. Des objets précieux, des meubles, du linge et toutes les garde-robes avaient été volés. Tous les livres de la précieuse bibliothèque de mon père avaient été transportés à Étampes. Le plomb des toitures avait été enlevé. Mais dans l’ensemble, il y avait peu de dégâts si l’on compare avec la ruine totale de certains châteaux et des églises. Après les premiers pillages, les commissaires locaux avaient veillé jalousement sur ce qu’ils considéraient un peu comme leur œuvre à tous.
Le temps que nous passions à débrouiller ces affaires à Méréville aussi bien qu’à Paris ne réussissait pas à effacer mes blessures. Ma mère s’inquiétait fort de mon état. Des cauchemars effrayants me tiraient de mon sommeil. J’en avais si peur que je retardais sans cesse le moment de me coucher. Des maux de tête me surprenaient tout à coup et je devenais morose. J’avais besoin de soins fréquents et l’on me fit consulter un, puis deux, puis dix médecins. Tous m’examinaient, hochaient la tête d’un air savant, me rassuraient, ordonnant, l’un, des distractions, l’autre, le repos, le calme. Tous préconisaient les « eaux » de Vichy, de Bourbonne, d’Aix ou d’ailleurs. C’est ainsi que je pris l’habitude de voyager tout en m’enfonçant dans un rôle de victime, si difficile et si confortable à la fois. Tout Paris, tout Londres avait connu ma malheureuse situation d’épouse délaissée et de femme déshonorée. On me préférait dans ce rôle à celui de jeune femme riche et triomphante. Les hommes surtout ne manquèrent pas de m’entourer. Je me prêtais à leur jeu au grand scandale de la « bonne société » qui me jugea coquette, légère. Ce que personne ne savait, c’est que j’avais été si blessée de mon aventure londonienne que je n’avais aucune confiance en moi et que je voulais tester mon pouvoir de séduction. L’homme qui m’avait préféré une vieille courtisane sur le déclin devait avoir ses raisons. Je me sentais laide. Dans le miroir, je détaillais un menton trop rond, un nez trop gros, des yeux exorbités. Je ne me sentais pas assez petite, pas assez menue. Quand l’un de mes admirateurs vantait mes yeux « d’un joli bleu violet », mon sourire éclatant ou ma parfaite élégance, je pensais qu’il faisait par habitude des compliments bien tournés. Peut-être même par pitié ? Quand je croisais un homme, maître ou valet, je quêtais dans son regard une lueur de reconnaissance ou d’admiration. Quand il passait indifférent, j’étais triste et parfois tentais de me mettre en valeur. On me crut vaniteuse, je n’étais pas assurée.
Natalie de Laborde dans le parc de Méréville.
Dutailly,1805.
Alors, sans le vouloir, sans même le savoir, la victime devenait bourreau. Je me rappelle maintenant avec douleur et remords l’acharnement que je mis à détruire le pauvre Vintimille, toujours aussi amoureux. En 1803, il était à Méréville me suppliant encore. Il était désespéré. Le 21 messidor (9 juillet 1794) son épouse, sa belle sœur et sa mère avaient été guillotinées à la Barrière du Trône, laissant quatre orphelins. Il était seul. Je le repoussais une fois de plus. Et je perdis ainsi un véritable ami, désintéressé, charmant et amoureux. Je me rappelle encore en 1799, le jeune Hippolyte Terray, le neveu du contrôleur des finances. Après l’avoir attiré, j’évitais de le rencontrer. Un matin, au Jardin des Plantes où je suivais le cours de botanique de Desfontaines, j’eus l’occasion de l’apercevoir dans la salle. Assis à côté du baron de Frénilly son ami, il conversait tranquillement quand il m’aperçut. Son visage changea de couleur, il tourna la tête, je me sentis terriblement mal à l’aise et chassai de ma pensée ce jeune homme à l’esprit fin sous une enveloppe rustique à qui j’avais causé du tort.
Plus tard, à Sannois[85], chez Madame d’Houdetot, j’étais venue avec un napolitain qui m’enseignait le chant en même temps que Caroline Molé. Il était sincère, ardent mais mortellement ennuyeux, je « donnais congé » à Selvaggi qui en fit tout un drame. Il exprima ses regrets avec force démonstration d’affliction qui attira l’attention de Mathieu (Molé) présent. Celui-ci se fit fort de « l’éclairer sur ma personne ». Cet incident suivait de peu une escapade à Montmorency où Mathieu m’avait conduite dans son cabriolet à l’Ermitage de Jean-Jacques Rousseau. Assis sous les trois acacias qui évoquaient les amours de Jean-Jacques et de Madame d’Houdetot dans le cadre où il avait écrit La Nouvelle Héloïse, je lui avais imprudemment ouvert mon cœur. Il connut l’ampleur de mon désenchantement, je lui dis mon dégoût de la vie ici-bas où rien ne doit être pris au sérieux et surtout pas l’amour. Je répétais les paroles de Vintimille à Londres. Dans mon élan, je me moquai de ma tante d’Houdetot et du vieux Saint Lambert, toujours amoureux. J’ai même dit « empaillés et conservés tous deux » avec leurs quatre-vingts ans. Un peu gourmé, un peu frustré comme d’habitude, Mathieu se replia sur lui-même et se défia longtemps de moi. Il ne comprenait pas ma profonde tristesse cachée sous les apparences de frivolité et de coquetterie.
Matthieu Molé, portrait par Ingres (1834)
Je veux oublier ces années passées sous le Directoire, années de plaisir, de dissipation. Je revois des bals, des tourbillons de musique et de danses alors que le peuple souffrait encore. Le premier hiver fut très brillant. Les modes commençaient à subir une révolution. Les hommes portaient des habits rayés ornés de larges boutons avec de longues basques à l’arrière, des bas de couleur voyante, chaussures à bouts pointus, perruque à « oreille de chien », le chapeau bicorne. Armés de gourdins, ils affectaient de ne plus prononcer le « R » de République. Incoyable ! J’avais adopté, comme toutes les femmes à la mode, le costume à la grecque qui avait soulevé un tollé général. Les corsets avaient disparu, puis les jupes de dessous, puis les manches. Le tout était largement décolleté et transparent. On dansait partout.
Les jeunes filles étaient plus aguerries, plus audacieuses, mieux armées que je ne l’étais à leur âge. Elles avaient les dents longues et aucune pitié. C’était l’effet de toute cette violence qu’elles avaient subi dans leur enfance. Je ne me sentais déjà plus de leur temps. Ma fille était élevée chez Madame Campan où elle nouait des amitiés fécondes. Elle avait beaucoup d’esprit et l’art de la répartie. Elle se plaisait à parodier ses amies de Saint Germain en particulier Hortense (de Beauharnais) un peu plus âgée qu’elle et qui, selon les règles de cette institution, lui servait de maîtresse et lui faisait répéter ses leçons. Grâce à elle, nous étions entourés d’une nuée de jeunesse qui rivalisait de vie et de beauté. Je me sentais vieille, je n’avais pas trente ans.
Au milieu de toute cette agitation, il y eut cependant quelques haltes fructueuses et calmes qui me furent offertes par l’art. Le peintre David[86] ouvrait, pour des raisons d’opportunité, son école à tout le monde. Je désirais apprendre à dessiner auprès d’un maître incontesté. Je détestais cet ancien constitutionnel qui avait signé l’acte d’arrestation de mon père. Mais il avait gardé des relations politiques que je comptais utiliser pour permettre à Alexandre de rentrer d’exil et pour régulariser la situation de François. Et, dans les différentes thérapies conseillées par les médecins, figurait celle qui me proposait une activité régulière et utile.
Dans l’atelier de David, Delécluze, Garat
Munie de mes cartons et de mes crayons, ce ne fut pas sans appréhension que je me dirigeais vers le Louvre. Quel serait le succès de mon entreprise ? Ce n’était pas la première fois que je me rendais dans ce palais à l’agonie. Dix ans avaient passé. J’accompagnais alors mon père à l’atelier d’Hubert Robert situé le long de la Seine. Le peintre était devenu notre familier, notre ami. Il avait échappé par miracle à la guillotine n’ayant pas entendu l’appel de son nom, trop occupé par une partie de ballon qu’il organisait dans la cour de la prison. C’était bien de lui, l’artiste affable, toujours gai ! Tout en marchant, je songeais. Résistant à l’envie de fuir, je parvins face à la colonnade, hésitai sous le guichet avant de prendre l’escalier du côté de Saint Germain l’Auxerrois. Des gens de toutes sortes allaient et venaient dans les galeries à l’intérieur desquelles on avait construit au fur et à mesure des besoins une suite de logements ouverts sur la cour intérieure longeant le reste dans l’obscurité. Murs et charpentes étaient à nu. Tous les artistes de quelque renom ou tenant école s’étaient installés là au fil des ans. David, le tout puissant David, craint et détesté s’était octroyé la partie située à l’angle de la colonnade et de la face nord près de l’hôtel d’Angivilliers. Le long des grands murs noirs adossés à la colonnade, des bacs immondes servaient de latrines et répandaient un air infect. J’eus un haut le cœur : l’obscurité, l’odeur, l’humidité me rappelaient cruellement l’atmosphère de la prison où David et ses comparses nous avaient plongés pendant la Terreur. Des artistes, leurs femmes, des amateurs d’art vivaient là depuis des décennies sans élever aucune protestation. Je connaissais les lieux mais j’appréhendais le moment où je devrais affronter les élèves et leur maître.
Je songeais ainsi tout en gravissant une espèce d’escalier raide, étroit dont les planches craquaient à chaque pas. Parvenue à l’entresol, je ne pus m’empêcher de pousser un cri : dans un vaste espace sombre, au milieu des châssis et des toiles à peindre, de grands fantômes blancs avaient surgi : Ce n’étaient que les mannequins drapés de blanc que David entreposait là pour servir d’objet d’étude. Les jours suivants, je ne pouvais m’empêcher d’éprouver les mêmes frayeurs. J’avisai une petite porte éclairée d’une vitre sale et reprenant mon souffle, pénétrai dans le fameux atelier des Horaces. Charles Moreau[87] qui m’avait introduite dans le cours de David, m’avait longuement décrit les lieux. Pourtant je m’arrêtai interdite sur le seuil. Le silence était complet. Le vaste espace éclairé par une seule ouverture assez haute au-dessus du plancher pour empêcher la vue directe sur l’esplanade rappelait les salles communes où on entassait les prisonniers. Mais je remarquais immédiatement le fameux tableau du « Serment des Horaces » face à celui de « Brutus ». J’avais dix ans lorsque David avait présenté cette toile si différente de celles de Greuze qu’affectionnaient alors nos parents. A l’époque, elle avait été jugée très nouvelle et avait provoqué une sorte de scandale. Ce n’était pas le sujet présenté, cette histoire tragique léguée par Rome et transmise avec un grand succès par Pierre Corneille : Les trois frères Horace prêtent le serment de combattre jusqu’à la mort les trois frères Curiace pour le bien de leur patrie, sans considération de leurs attaches familiales. Mais la composition du tableau avec les bras et les regards convergents vers les épées brandies par le vieil Horace, l’étude précise de l’anatomie, la rigueur du dessin, l’éclairage latéral accentuaient le langage déclamatoire qui annonçait le peintre à message, engagé et décidé à transmettre un idéal. Je fus frappée par l’aspect des femmes éplorées assises à l’écart, par la tendresse, l’amour sacrifié à la force brutale. Ma contemplation s’interrompit soudain lorsque j’avisai deux hommes bien vivants mais médusés. Ils me regardaient, assis devant leur chevalet. Le premier, Etienne Delécluze se leva pour me saluer et se présenter. Mais sans lui en laisser le temps, c’est moi qui l’abordai devinant en cet adolescent le compagnon dont m’avait parlé mon ami Charles Moreau. L’autre, je le sus plus tard, était Alexandre Casanova, fils de Francesco Giuseppe, singulier personnage protégé par David qui me causa plusieurs frayeurs. Il avait parfois des airs de conspirateur et j’entendais parler de lui à l’occasion du procès de Babeuf dans lequel lui et Topino Lebrun avait trempé. Ne sachant si je devais dire « Monsieur » ou « Citoyen », j’escamotai le début de ma phrase.
-Bonjour, sans doute êtes-vous mes compagnons de travail ? Votre maître vous a-t-il prévenu de mon arrivée ? Je me présente : Natalie... Etienne avait rougi et balbutiait tout en me désignant de la main l’endroit où je pouvais m’installer. Le feu allumé, il fait bon ici, continuai-je. Devrai-je en ma qualité de dernière arrivée me charger de ce soin demain matin ? C’était la coutume établie dans les ateliers. Les deux hommes se récrièrent. Leur désir était de m’éviter la corvée. Ensuite, chaque matin, je trouvais le poêle allumé. Mais la timidité de l’un et les réticences de l’autre rendaient malaisée la conversation. Ils m’observaient à la dérobée tandis que j’ôtai ma pelisse doublée de fourrure noire et mon chapeau de même teinte. Je déposais le tout sur une chaise en acajou couverte de laine noire « à l’étrusque », bordée de palmettes, sans me rendre compte que cette chaise ainsi que tout le mobilier de la pièce, des fauteuils en X, des chaises curule en bronze, un grand lit à dossier dissymétrique imité de l’antique et exécuté sans doute par Jacob était le mobilier d’atelier destiné aux modèles et aux décors. J’avais meublé mon salon au goût du jour et ne m’étonnais pas de trouver le même ici. Moreau n’étant pas encore arrivé, je dis, pour les mettre en confiance :
Ce paresseux de Moreau n’arrive ici qu’à midi ! De la façon dont il se bichonne tous les jours, il est bien difficile qu’il arrive avant… Ils me regardèrent tous deux stupéfaits : C’était le maître de cet atelier et mon ton un peu moqueur les avait choqués. Je me promis d’être plus réservée à l’avenir. Comparé aux rapins du Louvre, Charles Moreau avait belle allure dans son habit bleu barbeau, ses pantalons gris clair et ses bottes à la hussarde qui en faisaient un beau cavalier. Son linge exhalait un léger parfum d’iris. Il avait la réputation – luxe suprême- de ne se raser qu’avec des lames anglaises. Il avait un certain renom acquis en 1792 avec un grand prix d’architecture et un second prix de peinture. Depuis, il n’avait guère travaillé ni répondu aux espoirs de ses débuts. Mais en cet hiver 1796, David lui avait prêté l’atelier des Horace pour qu’il y achève un tableau intitulé « Virgnius montrant au decemvir Appius le couteau avec lequel il vient d’immoler sa fille » Brrr… Le sujet tragique était loin des « bergeries » de Boucher ou des « marines » de Vernet. L’Antiquité était tellement à la mode qu’elle avait envahi la peinture, l’architecture, la sculpture et même je l’ai déjà dit, l’art de se coiffer et de se vêtir. Le tableau n’avançait guère. Moreau n’était pas assidu. Passant près de lui pour corriger le travail, David avait remarqué : « Prends garde, la nature est plus capricieuse que cela…Un peu froid ton tableau… Tu as commencé par l’architecture…Vois cette jambe, elle paraît faite au tour, comme un balustre… Courage ! N’oublie pas de réchauffer tout ça, infiniment. »
L’œuvre de Moreau lui ressemblait. Sa physionomie calme, son abord froid, ses silences cachaient un fond plein de bonté et de politesse. Il était avant tout un architecte et abandonna Virginius lorsqu’il fut chargé de la restauration du Théâtre français. A ce moment, je travaillais déjà dans l’atelier de Gérard. Mais, avec Moreau j’appris l’art de la perspective. Je dessinais une série de colonnes, des draperies sur un modèle. Je m’appliquais de toute mon âme à tracer les traits, mesurer les écarts, repérer les points, mettre les ombres. De longs moments de silence que personne n’osait interrompre permettaient à chacun de travailler intensément.
La mort du jeune Bara, Jacques Louis David
Parfois, sans m’en rendre compte, j’interrompais mon occupation, l’œil fixé sur une autre œuvre de David inachevée et abandonnée. Sur un fond sombre uni, un enfant gisait mourant, une cocarde sur son cœur. Son visage calme auréolé de longs cheveux bouclés, ses yeux clos, la douceur poignante de son corps me rappelaient d’autres cadavres. C’était Bara, l’enfant héros pour lequel David avait réglé une fête au Panthéon alors que notre famille plongée dans la douleur gémissait sous la tyrannie de son ami Robespierre. A l’évocation de ce nom, je frémissais comme s’ils avaient été encore vivants et menaçants. Robespierre, Couthon, Saint-Just, Marat, ces noms seuls me faisaient trembler. Alors, je sentais passer sur moi le regard de mes compagnons. Je reprenais mon ouvrage et parlais vivement de tout et de rien pour exorciser le souvenir. J’utilisais cet art de la conversation de salons où l’on parle beaucoup pour ne rien dire. Plusieurs mois s’écoulèrent ainsi. David était-il sourd à ma requête ? Je multipliais les démarches. Grâce à Madame de Chastenay, j’avais fait antichambre au Luxembourg, chez Barras le tout puissant maître du jour. On y singeait l’ancien régime qu’on avait honni. C’était étrange, l’exagération et la vulgarité ostentatoire s’y déployaient. On était loin de l’élégance et du bon ton qui régnaient chez ma belle-mère, la princesse de Beauvau ou de l’effervescence intellectuelle que faisaient naître les invités de ma tante de la Briche au Marais. Au Luxembourg redevenu palais on avait effacé les traces infectes de la prison où tant de malheureux avaient passé si peu de temps avant leurs derniers jours. Dans les galeries, je croisais des officiers, des fournisseurs, des députés, des bellâtres en culottes collantes, basques au vent, cheveux en saules pleureurs. Tous avaient comme moi quelque sollicitation en tête. Je fus reçue, invitée à l’un de ces fastueux repas où se côtoyait un monde hétéroclite d’artistes, de régicides, de journalistes, de nouveaux riches, une société hybride bigarrée de profiteurs. Je vis Barras, tentai de lui arracher une promesse. Il se méfia. Le titre, le nom que je portais furent-ils la cause de son ironie et de son refus ? Je regrettais ma démarche. Blessée, je retournais à l’atelier. J’arrivais ponctuellement à neuf heures. Le poêle était déjà allumé, mes instruments de travail, chevalet, crayons, menus objets étaient préparés par une main attentive. Le jeune Delécluze m’attendait. Je le remerciais. Nous nous mettions au travail. La gêne des premiers jours avait disparu. Je trouvais le jeune homme intelligent, fin. Il redoublait d’efforts pour dessiner mais progressait plus vite dans l’art de la conversation. Bien que rougissant toujours, il se laissa apprivoiser. Il me dit un jour que pour mieux avancer dans la connaissance de l’art grec, il étudiait les textes anciens et leur langue. Il parlait aussi la langue anglaise, critiquait déjà avec lucidité les poèmes d’Ossian et lisait les drames de Shakespeare. Il m’avoua en avoir dévoré les vingt exemplaires dont se compose la traduction par Letourneur. Des discussions sans fin entre les principes antiques et l’art moderne s’engageaient entre nous. Pas étonnant qu’il soit devenu un grand critique d’art.
A l’heure du déjeuner, c’était la trêve. Nous nous approchions du poële. Je sortais mon petit panier. Nous partagions souvent les mets précieux et les fruits rares en cette période de disette que la campagne beauceronne nous envoyait.[88] Durant ces courts moments, la conversation était détendue, presque familière. Nous n’épargnions pas notre mentor absent mais n’osions jamais aborder des sujets trop personnels ou politiques. L’air farouche de notre troisième compagnon retenait tout épanchement. Parfois, sortant un livre, j’en faisais la lecture à voix haute, ce qui fournissait des sujets intéressants de conversation. Mais le soir, tandis qu’Etienne Delécluze se penchait studieusement sur les auteurs classiques, je tâchais de m’étourdir. Moreau ou un autre m’accompagnait à la comédie ou au bal. A deux pas de chez moi, l’hôtel Thélusson s’ouvrait chaque nuit pour des bals d’abonnés. Beaucoup, redoutant d’étaler leur fortune nouvellement acquise préféraient cette formule aux réceptions privées. On s’y donnait rendez-vous. Mais le divertissement, je l’ai bien senti, n’apporte ni le calme ni la paix. Un jour, j’invitai Delécluze à venir me rendre visite. Comme il était farouche, je lui portai un défi à propos d’une étude à peindre. Il vint. On parla à bâtons rompus de la nouvelle tragédie de Lemercier au théâtre français, de l’effet que produirait la « Psychée » de Gérard chez qui j’avais l’intention de travailler plus tard, du prochain salon où David devait exposer « L’Enlèvement des Sabines ». Le lendemain, j’attendais Garat qui devait venir chanter. J’avais reçu depuis peu un superbe piano forte de Pleyel qu’il voulait essayer. Mes cousines de Bellegarde entrèrent avec lui, éblouissantes dans leurs toilettes décolletées et leurs cheveux abandonnés. L’une d’elles servait de modèle pour représenter Hersilie, la femme à genoux dans « Les Sabines » de David. Plein de fatuité, Garat chanta quelques romances à la mode : Te bien aimer, ô ma chère Zélie… Entre chacune d’elles, il se regardait dans le miroir, remontait son immense cravate et attendait le concert de louanges que nous ne manquions pas de lui adresser.
Portrait présumé d'Étienne Jean Delécluze (1781-1863)
par Joseph-Marie Bouton
Le pauvre Etienne qui faisait ses débuts dans le monde s’étonnait de cette vanité et plongeait le nez dans son tableau. En venant dans mon salon, il gagnait de l’expérience et la considération non dissimulée de ses compagnons de l’atelier de David. Juste au-dessus de l’atelier des Horace où nous passions des jours calmes, se trouvait l’atelier des élèves peintres. Ils étaient nombreux, bruyants, indiscrets et indisciplinés, venant de partout et payant tous douze francs par mois. David travaillait alors aux « Sabine » dans une autre aile du Louvre, visitait généralement ses élèves vers midi. Alors, le silence s’établissait. Il passait en revue les travaux de chacun, corrigeant, expliquant, encourageant, parfois évoquant l’œuvre qu’il était entrain d’accomplir dans le plus grand secret, comme c’était l’habitude pour les maîtres confirmés d’alors. L’atelier de David était, sous le Directoire, une espèce de lieu d’asile où venaient se réfugier ceux des émigrés à qui le désir de peindre, feint ou réel, donnait le droit d’entrer. Selon toute apparence, David acceptait le rôle de protecteur d’une classe d’hommes qu’il avait poursuivis quelques années auparavant d’une manière si rigoureuse. Ce rôle lui offrait le moyen de se dédouaner vis-à-vis du nouveau régime.
Au bout de six mois environ, alors que je perdais tout espoir, David passa dans l’atelier et s’approchant de moi, négligemment, me complimenta sur « ce qui allait arriver d’heureux dans ma famille ». Le retour de mon frère[89], Alexandre ! Me dis-je. Mon cœur bondit de joie et pour la première fois depuis longtemps, je respirais, soulagée. Comme une petite fille, je répétai mille fois : Alexandre ! Alexandre !
Alexandre fut l’un des premiers à pouvoir rentrer officiellement en France. Il était rayé de la « liste » des émigrés.
Le Consulat, l’Empire, Alexandre
Mûri par la guerre et l’émigration, Alexandre avait cependant gardé un esprit léger et le don du bonheur. Il avait vécu de loin les horreurs de la Révolution enrance. Il m’apparut comme un homme accompli, aux manières distinguées, à l’esprit ouvert, instruit par l’expérience du monde et s’étant « frotté la cervelle à celle d’autrui ». Nous fîmes le compte de tous nos souvenirs communs : il n’était mon aîné que d’une seule année, le temps de notre séparation semblait aboli tant nous étions proches. Autrefois, dans la famille, sa distraction était légendaire et maintenant ses oublis meublaient la conversation de ses proches. Mais ce défaut le faisait apprécier de ses amis tant il mettait de gentillesse à se faire pardonner. Alexandre n’avait que des amis. J’entrais dans leur cercle[90]. Pour me distraire, ils m’entraînaient au bal, à la comédie chez les « Français » dont l’ancienne troupe s’était retrouvée à la belle salle du Palais Royal que Philippe Egalité avait autrefois fait construire. On y admirait le talent et le charme de Mademoiselle Mars entourée de toute la troupe avec Molé, Fleury, Monvel, Granménil, Raucourt, Dugazon. Talma, le grand Talma jouait encore et Mademoiselle des Garcins faisait pleurer tout Paris. Dupaty était l’auteur favori et Cherubini, Boïeldieu, les compositeurs habituels.
Talma en Hamlet par Anthelme François Lagrenée (1810)
La bonne compagnie avait encore deux petits théâtres : le Vaudeville et le Théâtre du Beaujolais devenu Théâtre des Variétés. Quant à l’Opéra, il n’était plus le théâtre de gala d’autrefois. On venait en bottes au foyer et les loges dorées étaient peuplées de belles volailles jacassantes et indiscrètes. Comme on était éloigné des soirées où la Reine faisait son entrée et qu’on exécutait un opéra de Glück ! Aussitôt, tout l’orchestre commençait le chœur d’Iphigénie : Que de grâces, que de majesté… Tous les spectateurs se levaient, les hommes mettaient la main à leur épée. Ils semblaient n’avoir qu’un seul cœur pour défendre la jeune souveraine. Mon père qui avait une loge adorait cette ambiance, cette musique. Mais hélas, le temps avait passé et tout était devenu si différent !
Après l’Opéra, notre troupe terminait la soirée au Pavillon de Hanovre : La grotte, à l’entrée était une grande attraction pour le public qui se pressait là chaque soir. Au milieu d’un monde mélangé, on se retrouvait au bal de la Vaupalière ou à Tivoli. La jeunesse qui s’y retrouvait se ralliera à Bonaparte – non sans arrière-pensées – mais ceux qui au milieu d’elle, pensaient que le jeune héros dont l’étoile commençait à briller, les laisserait savourer en paix le doux plaisir de la vie brillante et inutile, se faisaient des illusions. Jamais génération n’a autant marché, sué, versé son sang que celle-là. En attendant, la volonté de se soustraire au souvenir atroce d’un passé encore très proche se manifestait par le choix d’une vie tout entière adonnée à la frivolité. On portait à peine le deuil, on avait le noir en aversion. Hiver comme été, on s’habillait en rose et en blanc. S’habiller ? Un grand mot vraiment ! Alors les « galanteries » étaient brutales, courtes, intermittentes et laissaient un goût d’amertume.
La famille royale était presque oubliée. On savait que Monsieur, frère du Roi, et sa petite cour errait au nord de l’Allemagne, que le duc de Berri, les princes d’Orléans et de Condé étaient en Suisse, en Angleterre ou en Allemagne : peu de choses en réalité. Lors des complots royalistes, celui de Cadoudal en 1804 en particulier, nous fûmes jetés dans un grand trouble. Alexandre, dont la tête n’était pas très politique s’était-il laissé enrégimenter parmi eux ? La protection de Lucien Bonaparte son ami épargna cette tête folle ainsi que celles de nos amis dont on ignorait l’action tout en la redoutant. Pourquoi ne se contentaient-ils pas de mener joyeuse vie et de venir plus souvent à Méréville, réchauffer le grand château et réveiller le parc somnolent ? Je revois sous les grands chênes la belle Madame Visconti écoutant les propos galants de mon frère tandis que Lucien courtisait Madame Jouberthon et l’entraînait dans la grotte fraîche et secrète. Il l’épousera malgré l’opposition de son illustre frère, marieur officiel de la famille. Je n’avais que vingt-cinq ans, j’étais déjà désabusée. Pourtant les succès ne me manquaient pas. Réconfortée un instant, j’étais vite rebutée par ces écervelés : Pressés d’entrer « aux affaires » et de jouir de tous les plaisirs, ils étaient, nous étions, les enfants de la Révolution élevés à la dure leçon de l’histoire. Bientôt, mon frère choisit une vie plus rangée et épousa Marie-Thérèse Sabatier de Cabre, ma parfaite et aimable belle-sœur. D’autres fois, plus souvent il me semble, mais invitée par ma mère à Méréville, une autre société[91] se réunissait, la société d’autrefois, calme et de bon ton qui s’efforçait de transmettre aux plus jeunes l’esprit qui animait les salons littéraires. Le château souriait discrètement devant les bonnes manières un peu désuètes, les jeux calmes, les bonnes lectures et la conversation sage de mes tantes, cousins, cousines que ma mère rassemblait. Tous les Lalive se retrouvaient avec les de la Briche, d’Houdetot, de Vintimille, de Fezensac. Madame de Buffon, belle-fille du célèbre savant venait se reposer. Amie du duc d’Orléans, restée fidèle dans l’adversité, elle avait forcé l’admiration pour sa conduite courageuse à l’égard de ses enfants pendant la Terreur. Elle était souvent dédaignée ou méprisée par des gens trop prompts à juger leurs semblables. Les étés à Méréville étaient agréables. Le château semblait un peu démodé avec ses longs corridors, ses portes vitrées, ses chambres entourées de cabinets noirs et d’alcôves, ses petites portes et ses couloirs mystérieux. Ma mère conservait soigneusement le mobilier : armoires et commodes de l’ancien temps, bergères à coussin, porcelaines, damas des Indes et vieux lampas qu’elle avait choisis du temps de mon père. Dans les salons, trônaient encore les toiles de Vernet : « Les douze heures du jour » et celles de Hubert Robert : « L’embarcadère, Le Vieux Temple, Les Fontaines, L’Obélisque » Vertumne et Flore, placées sur leur piédestaux présidaient toujours les repas dans la grande salle à manger. Les colonnes, les stucs, les cornes d’abondance dataient maintenant que tous sacrifiaient à « l’antique ». Ma mère conservait Méréville comme une relique. On n’entrait dans le cabinet de travail de mon père, à côté de la bibliothèque que sur la pointe des pieds.
Claude Joseph Vernet - Le matin
Tous les jours, elle faisait le tour du parc, accompagné des enfants qui l’adoraient. Elle s’arrêtait parfois pour se reposer sur un banc, pour désigner du doigt une espèce végétale rare qui croissait au détour d’une allée ou bien racontait la genèse d’un monument élevé dans le parc : la colonne rostrale, souvenir de ses deux fils ensevelis dans les eaux lui rappelait que son compagnon jeté dans la fosse commune était lui aussi sans sépulture. Les enfants escaladaient les cent quatre-vingt dix marches de la tour, tâchant de se ménager des peurs délicieuses dans les endroits obscurs, s’interpellant les uns, les autres. L’aïeule leur criait :
- Ne vous penchez pas ! Vous allez tomber !
Mais le son de sa voix se perdait. Alors soupirant et s’en remettant à la grâce de Dieu qui ne l’avait cependant pas épargnée, elle rentrait à petits pas, parlant peu, attentive aux besoins de tous. C’était l’été. Du haut de la tour, quelqu’un avait désigné un petit tas de maisons, au milieu des champs, à plusieurs lieues de Méréville.
- Nous irons là-bas, demain, s’il fait beau.
On attelait le char à bancs et en route ! On allait se rafraîchir à Chalou, à la fontaine Sainte-Apolline qui accomplissait des miracles. D’autres fois, on allait jusqu’à Semainville, au moulin d’où l’on actionnait la cascade. D’autres fois encore, on pouvait boire le lait de la ferme de Villeneuve, au-delà des bois de Quatrevaux et de la ferme de Puiselet. Mais le plus souvent, cédant à la mode[92], toute la troupe s’installait dans le parc, devant son chevalet, principalement devant le Moulin du Pont qui attirait par son pittoresque les artistes en herbe. Rares étaient ceux qui sortaient sans leur carnet à dessins, leurs fusains ou leurs crayons. On esquissait les silhouettes « des nymphes du parc » avec leurs longues robes légères et leurs capelines fleuries, tâchant de rendre le plus de naturel, le plus de vie possible. Comme au Marais[93], chez Madame de la Briche, on préparait des comédies et proverbes mais cependant sans en faire de véritables représentations pour les villageois aux alentours. Deux événements émergent de la monotonie de ces étés pendant le Consulat. En 1800, à la faveur de l’amnistie, François, mon frère et Charles de Noailles rentrèrent en France.[94]
La société de Méréville vers 1805, dessin, Collection J. de Pange
François se débattait au milieu de difficiles problèmes, tentant de mettre de l’ordre dans les affaires et les biens de notre père à l’étranger : en Angleterre, en Hollande, en Autriche, en Espagne. La guerre, le blocus, la mort de François ôteront toute espérance de retrouver notre fortune. Les plantations de Saint Domingue, la dissolution de la Compagnie des Indes ne nous donnèrent que des déboires jusqu’à l’anéantissement total. Mais la ruine n’était rien à côté de l’état de François. Dans les geôles de la Terreur, il avait perdu sa santé et ses illusions. Il semblait peu enclin à se réinstaller en France. L’Angleterre lui avait offert asile et amis sûrs. Cette année-là ma mère eut la joie de voir ses deux fils réunis pour une chasse aux loups sur les terres et les bois de Méréville. En effet, les loups avaient réapparu, constituant un danger pour les fermes isolées et les voyageurs attardés. Assistés de quatre gardes du château et de nombreux paysans du village, ils organisèrent des battues et pour un temps, compagnons de chasse, ils évoquèrent les beaux jours de la formation de la Garde Nationale quand le pays était en liesse et célébrait la fraternité. François tenta de résoudre ses problèmes, demandant la restitution de ses meubles, de ses papiers, de ses effets toujours sous séquestre et placés dans des dépôts nationaux. Mais l’administration avait été plus prompte à saisir qu’à rendre. Il s’impatientait et finalement résolut de déléguer ses pouvoirs à Charles Pezé, son homme d’affaires. Il regagna l’Angleterre. Nous ne le revîmes que deux ans plus tard, à son chevet en octobre 1802. Le destin continuait son œuvre. Avant de partir, il tint à réunir une espèce de conseil de famille. Il semblait inquiet de mon avenir de femme divorcée. Ce divorce m’avait permis de conserver mes biens propres, n’étant plus l’épouse d’un émigré. L’acte de divorce avait été un acte de circonstances. Les circonstances avaient changé. Charles de Noailles devait redevenir mon époux.
-Bien sûr, je connais vos différends, dit François, parlant au nom de notre père. Mais le temps efface les rancunes : les erreurs de jeunesse doivent être oubliées. Il est rentré à Paris. Reçois-le. Il désire beaucoup te revoir.
Et je le revis. Plus mûr, plus séduisant encore. Je me laissais facilement convaincre. D’ailleurs, il me semblait qu’en manifestant le désir de redevenir mon époux, il reconnaissait implicitement ses torts envers moi et désirait réparer. Mon amour propre y trouvait son compte et je pensais ne jamais avoir cessé de l’aimer. Peu intéressée par les affaires et d’ailleurs totalement ignorante en ce domaine, je laissai ma mère et mon frère aîné discuter du nouveau contrat de mariage. Ce remariage permettait de régler le contentieux qui demeurait entre nous : La fameuse dette contractée à Londres et que mon frère avait réglée intégralement. La signature du nouveau contrat effaçait cette dette et prononçait la séparation de biens entre nous. Depuis, je dois dire que, lui faisant entièrement confiance, je donnai à mon mari toutes les procurations dont il pouvait avoir besoin pour agir en mon nom. On signa le nouveau contrat le 19 mars 1803. Le mariage eut lieu à la mairie du deuxième arrondissement sans aucune cérémonie.
L'hôtel de Noailles, rue de l'Université
J’étais redevenue comtesse de Noailles. Pleine de bonnes dispositions, je m’installai à l’hôtel de Noailles, rue de l’Université. J’employais toute la force de mon caractère à dompter la vivacité de mon tempérament pour éviter toute querelle. Je cherchais une occupation qui pût remplir mes moments de détresse qui n’avaient pas disparu. Je fis arranger un atelier dans lequel je pouvais peindre à mon aise et j’entrepris de copier des tableaux de maître. Après David, François Gérard qui avait terminé Psyché et l’Amour et montrait tant de talents pour peindre les portraits, m’avait admise parmi ses élèves. Faute de commandes, il faisait des vignettes pour les grandes éditions de Virgile et de Racine publiées par Didot. Il m’avait enseigné les rudiments de la peinture et j’allais utiliser ses conseils. Ce travail m’intéressait et mon mari au début sembla prendre quelque intérêt à cette passion. Enchantée de ses éloges, je redoublais de zèle.
J’occupais aussi mes loisirs[95] à chercher des livres anciens. On trouvait alors des livres précieux jusque sur les quais. Un beau volume relié en maroquin coûtait vingt ou trente francs. Je trouvais de beaux in-douze d’autrefois solidement reliés en veau fauve ou marbré. J’écumais d’une main heureuse les boites modestes des libraires en plein vent. Ma fille m’accompagnait et c’est ainsi qu’elle devint une bibliophile avertie et heureuse sachant apprécier le velouté d’une reliure. Mon époux appréciait moins cette distraction, pas plus que l’étude des scènes de la nature à laquelle je m’étais toujours intéressée. Il se moquait de moi : La « Docte Natalie » appréciait peu d’être comparée à Bélise.
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Ma belle-mère, princesse de Poix[96] née Beauvau tenait un salon fréquenté par un petit cercle choisi. Outre les dames, on y rencontrait le chevalier de Coigny, le duc de Liancourt, le prince de Salm, Monsieur de Lally. Madame de Simiane et ses frères de Damas, l’abbé de Montesquiou venaient aussi. C’était un salon mondain, conservateur, tel qu’on l’avait connu sous l’ancien régime avec ses charmes et ses faiblesses. Personne dans ce cercle fermé ne se rendait compte des efforts que je faisais pour me contraindre et changer de vie. Irritée, irritable, je supportais mal cet entourage. Mon mari lui-même finissait par me paraître un esprit médiocre, suffisant, ennemi déclaré de tout ce qui était nouveau. Evidemment, je ne me rendais pas compte du choc[97] que ces seigneurs avaient subi à leur retour d’émigration. Restée en France, j’avais beaucoup souffert mais sans m’en rendre compte, j’avais progressivement vécu les transformations de la société, obligée de m’adapter progressivement aux idées et aux mœurs nouvelles.
Notre fortune[98] était compromise. Ma mère s’efforçait d’y mettre de l’ordre mais la plupart de nos ressources avaient disparu. Nous savions seulement dépenser l’argent que nous ne savions plus gagner comme mon père l’avait su. Cette situation ne fera que s’aggraver au fil des années. Alexandre, le prodigue Alexandre à la fois auteur et promoteur se lançait dans de luxueuses éditions d’albums qui ne se vendraient pas. L’arrivée au pouvoir de Napoléon ne facilita pas la situation de la famille. Il battit aussitôt le rappel de la noblesse afin d’asseoir son prestige et soumettre les grands comme l’avait fait Louis XIV. L’épouse d’Alexandre avait été nommée Dame de la Maison de Madame Mère. C’était une espèce de ralliement des Laborde à l’Empire. Pour ma part, je ne pouvais me résoudre à renoncer à toute liberté de penser et d’agir attaché à cette fonction. J’étais devenue à la fois victime et fille de la Révolution. De la même façon, je renonçais totalement à l’idée de succéder aux dignes duchesses de Mouchy, vertueuses et prolifiques qui m’avaient précédée dans ces titres. Dans cet hôtel glacé, inchangé depuis des lustres malgré les bouleversements historiques, je m’ennuyais. J’avais appris à vivre seule et libre et supportais difficilement la moindre contrainte. Cette fois, je savais que je serais la cause de ce nouvel échec conjugal. La famille Noailles me laissa toute liberté d’agir à ma guise mais j’ignorais comment je pourrais combler le grand vide qui était en moi. J’ignorais surtout que l’ennui n’était pas dû aux conditions de ma vie à l’hôtel Beauvau mais qu’il était en moi, où que ce fût.
Comment vivre ? Pourquoi vivre ?
Attaché à l’ambassade de Lucien Bonaparte à Madrid en 1801, Alexandre avait eu une nouvelle occasion de parcourir les provinces de la péninsule ibérique qu’il connaissait bien pour y avoir séjourné pendant ses dernières années d’émigration, étudiant l’histoire, les mœurs de ses habitants et se perfectionnant dans la langue castillane. Il parlait des monuments antiques, des vestiges musulmans avec admiration, en avait rapporté des croquis, et projetait de publier un ouvrage à l’usage des voyageurs peu pressés, le complétant par un guide des routes et des auberges. Il lui fallait réunir une équipe de dessinateurs, préparer l’itinéraire. Je n’osais espérer le bonheur de participer à cette expédition passionnante. Encore une fois je me heurtais aux préjugés contre mon sexe.
Ma rencontre avec Monsieur de Chateaubriand
C’est alors que le hasard fit que je rencontrais l’homme[99] qui allait bouleverser ma vie. Je ne l’avais jamais vu mais j’étais séduite d’avance par le prestige de sa renommée. J’avais lu comme tout le monde « Atala ». J’aurais aimé secrètement avoir été l’inspiratrice de ce roman dont le succès était prodigieux. Rien de pareil depuis « l’Émile » de Rousseau. Les gazettes ne tarissaient pas d’éloges. Comme la jeune chrétienne Atala, j’aurais pu enivrer les bourreaux et hasarder ma vie pour délivrer de ses liens l’homme que j’aimais et qui m’aimait. Avide d’imprévu, disposée à l’aventure, j’étais prête à le suivre. Je m’exaltais à cette pensée. Je n’étais pas la seule...
Atala au tombeau - Anne-Louis Girodet (1808)
Une fois de plus, je ne pouvais pas plus mal choisir car Monsieur de Chateaubriand, comme je le nommais à l’époque, ne savait aimer que Monsieur de Chateaubriand et pourtant, combien de fois ne m’a-t-il pas assurée de son amour en ces dix années d’exaltation et de douleur, si intense que ma raison a plus d’une fois chaviré.
« La Petite Société [100]» qui se réunissait chez Pauline de Beaumont, rue Neuve du Luxembourg s’était dispersée à la mort de son hôtesse à Rome en 1803. Joubert, Fontanes, Pasquier, Molé, Chênedollé se retrouvèrent alors chez ma cousine de Vintimille[101]. Je rencontrai donc Joubert le fin lettré, subtil, perfectionniste, le plus souvent retiré à Villeneuve-sur-Yonne dans sa campagne ; Fontanes, le sage devenu plus tard grand maître de l’Université ; Chênedollé, le poète amoureux jusqu’au délire de Lucile, la sœur bien aimée de Chateaubriand. Il y avait aussi Madame Krüdener, Madame de Pastoret, des femmes douées et sensibles. Tout le monde savait que Delphine de Custine, « la Reine des roses », avait succédé à « l’Hirondelle » dans le cœur de Chateaubriand. Il avait beaucoup pleuré à Rome la pauvre mourante. Il l’avait vite remplacée. Dorénavant, il s’enchantait à Fervacques près de Lisieux. Invitée naturellement par Louise de Vintimille, j’entrai dans « La Petite Société ». Un jour, heureux ? Malheureux ? Je ne sais mais j’avoue que je désirais attirer son attention. Peut-être allais-je l’intéresser, lui plaire ? Il avait le prestige déjà des génies et se comportait comme tel. Pariant sur la magie, je me dis que si j’arrivais à lui parler, seulement à lui parler, tous les maux dont je souffrais disparaîtraient grâce à lui. Pourtant, j’évitai d’abord de m’exposer, de me dévoiler. Je reculai le plus possible le moment de l’approcher, de le regarder même. Tout mon être était tendu dans cette attente. Enfin, nos regards se croisèrent et s’arrêtèrent. Je le vis, il me vit et tout fut scellé. L’attente prenait fin. Dés que nous fûmes présentés, dédaignant les banalités ou les compliments d’usage, au mépris même des règles de courtoisie, il s’entretint avec moi comme si une longue habitude nous avait déjà réunis. Il me parla de son travail, de ses projets.
-Vous avez lu naturellement Le Génie du Christianisme ? Avez-vous remarqué le dessein qui m’animait dans cette apologie ? Il continuait : - La religion catholique toute puissante dans les âmes ingénues, l’inspiratrice des artistes, imposante dans ses cérémonies…Elle est l’antidote de nos passions.
-Ah ! M’émerveillais-je, déjà passionnée.
-Je voudrais, continua-t-il, confirmer mes théories par un exemple et aller sur place étudier les ruines et les paysages où je vais placer l’action de mon prochain ouvrage sur les Martyrs. Je devrais passer par Venise, visiter la Grèce, Constantinople, la Palestine puis revenir par Tunis, l’Espagne, peut-être.
-Ah ! L’Espagne ! Repris-je.
Étonnée et fière que cet homme illustre me confie déjà ses projets, à l’insu de tous, me semblait-il, je demeurais songeuse.
-L’Espagne, vous aussi ? Insistai-je.
Mais peut-être est-ce l’inverse ? Je ne me souviens plus tant j’étais troublée lequel des deux parla le premier de l’Espagne ni même si nous en avons parlé dés ce premier soir. Nous en avons tant parlé ensuite. Déjà ce soir là, d’autres admiratrices s’affairaient autour de nous : une nuée de « mouches » qui le détournaient sans cesse de moi. Déjà, dés le premier soir ! Maintenant, quand il parle de moi, je sais qu’il évoque « la pauvre mouche », s’apitoyant vaguement, exerçant son dédain sur mon titre depuis que je suis devenue duchesse de Mouchy et certainement, me chassant de son esprit comme on se débarrasse d’un insecte d’un simple revers de la main en pensant à autre chose.
J’ouvrais une nouvelle page de ma vie. J’oubliais pour un moment mon douloureux passé. Je savais, je savais pourtant que l’amour est cruel. Cependant, aucun conseil ne pouvait m’empêcher de me précipiter une fois de plus dans un gouffre. Maintenant que tout est fini entre nous, toutes les vieilles cicatrices, celles qu’on croit fermées à jamais s’ouvrent à nouveau, cent fois plus douloureuses. Elles finissent par détruire tout élan de vie.
François René de Chateaubriand (vers 1787), pastel marouflé
Bientôt, je l’invitai à Méréville. Il y vint. Il s’y plut. Je le connus mieux. Seuls dans les allées du parc, nous nous découvrîmes une multitude de points communs. Victime lui aussi de la Révolution, il me raconta sa guerre[102] dans l’armée des princes, sa blessure, ses années d’exil à Londres, sa misère, la tragique disparition d’une partie de la famille de son frère, les Rosambo, les Malesherbes et bien sûr les Chateaubriand, guillotinés, emprisonnés, ruinés. Je connus les détails de l’arrestation de son épouse, Céleste et de sa sœur, Lucile, à Rennes le 23 octobre 1793, leur libération, le 5 novembre 1794. Mentalement, je pouvais suivre le calvaire de ces deux femmes puisque j’avais subi le même. Il évoquait sa sœur, leur enfance à Combourg, leur parfaite sympathie. Sans cesse, il revenait à Lucile, véritable obsession dont je devenais à la fois la complice et la rivale.
-Vous lui ressemblez, me disait-il : Même passion, même exigence d’absolu, même lueur indéchiffrable dans vos yeux. Vos yeux qui ressemblent à la mer. Pourtant, vous êtes la lumière, elle était l’ombre. Vous êtes le soleil, elle était les ténèbres… Vous êtes mes amours…
Comment résister ? Cet aveu me plongeait dans le bonheur et dans l’angoisse. Je l’interrogeais sans fin sur leurs jeux, leurs escapades, leur isolement dans les lointaines landes bretonnes.
- Parlez-moi de votre père, lui demandais-je aussi.
Alors, inlassablement, il recommençait, éprouvant un réel plaisir à se confier : Les tours de Combourg, les longs couloirs sombres, les bruyères, les ajoncs et puis toujours la mer…
À mon tour, j’évoquais mes malheurs. Il m’écoutait. M’écoutait-il vraiment ? Nous marchions à pas lents, remplis de nos propres chagrins, apitoyés chacun sur notre propre sort. Il avait retrouvé une âme fraternelle. Je me prenais pour Lucile. Plusieurs semaines passèrent ainsi. Nos relations hésitaient entre l’amitié et un attachement plus précis.
- Vous êtes belle, m’affirmait-il.
- Hélas, répondais-je. Je ne suis pas la seule. Delphine de Custine, aussi, n’est-ce pas ?
Mais il n’entendait pas. La comtesse de Custine à Fervacques était loin de Méréville, loin de ses yeux, loin de son cœur. D’autres que ma coquetterie avait naguère attirés puis repoussés avaient prononcé les mêmes mots, fait les mêmes compliments, parfois même d’une manière plus étonnante : « Belle à amollir les pierres » murmurait le baron de Frénilly, « Eclatante, ravissante, généreuse » me disait Frédéric d’Houdetot qui n’osait plus me regarder depuis que je ne m’occupais plus exclusivement de lui. « La plus élégante » ajoutait le pauvre Terray. Toute la panoplie des séducteurs, je la connaissais bien. Mais la bouche qui prononçait ces derniers mots possédait des charmes inconnus, des accents nouveaux. Et ses yeux étaient ceux d’un enchanteur.
Tous ceux qui autour de nous assistaient aux prémices de notre amour le croyaient sans lendemain, attendant la rupture. Ils ne comprenaient pas que le sentiment qui allait nous unir prenait le temps de mûrir doucement, empruntant les tours et détours, les surprises d’un parcours mystérieux et inéluctable pour lui aussi bien que pour moi[103]. Je savais d’instinct que, pour ne pas être une simple passante dans la vie de ce séducteur, je devais être autre chose qu’une créature de Dieu offerte au plaisir d’un dieu. La richesse intellectuelle de ce génie avait besoin da se déverser dans une vasque attentive et soumise. Pauline de Beaumont, la « douce hirondelle » l’avait été. Je le serais aussi. Mais il avait besoin aussi de fréquenter un esprit d’élite capable de lui donner la réplique sans lui porter ombrage dans le monde, capable de faire éclore le génie qui l’habitait. Mathieu Molé avait été au temps de sa jeunesse ce disciple en maïeutique lorsqu’ils allaient marcher en plein air dans le « champ aux lapins » près de la rue de la Ville-l’ l’Évêque. Leur entretien roulait sur tous les sujets propres à élever l’esprit, et « la délicate et sûre balance de l’esprit » de Mathieu enrichissait, perfectionnait la pensée de René. J’essaierais par tous mes talents d’assurer cette tâche. Bien sûr, René proclamait bien haut qu’il n’aimait pas les femmes savantes. Pourtant il appréciait ma conversation et mon appétit de connaissances mais il savait aussi que je n’avais pas le goût ni l’envie de lui faire ombrage. Jamais je ne tenterais d’être une Madame Roland, ou une autre Germaine de Staël qui osait se comparer aux plus grands, défrayant la chronique et se risquant à se mesurer avec l’orgueilleux auteur du « Génie » en critiquant son œuvre. Je serais son disciple, son amie, son inspiratrice, peut-être. Pas seulement « sa sœur » en tous cas comme le proclame à tout venant cette perfide amie, « Madame de Duras », qui ne saura jamais quels délices j’ai goûtées à ne pas me contenter de ce titre. Qui saura mieux que moi lui faire perdre la tête
Bien sûr, comparé à mon beau Noailles, René n’était pas un homme désirable. Il était petit, assez mal fait mais ses yeux étaient magnifiques et son charme irrésistible. Pourquoi employer le passé : N’est-il pas toujours le même charmeur ? Combien de pauvres mouches sont tombées sous ce regard ? Je dois me consoler en me rappelant que Monsieur de Chateaubriand a préféré Natalie à toute autre pendant dix étés. Ensuite, il a repris ses errances de jardin en jardin, chez les « Madame » comme disait si drôlement Céleste, sa spirituelle épouse. C’est Juliette Récamier « la belle des belles », dit-on, qui recueille maintenant ce qui reste dans ce jardin livré bientôt aux glaces de l’hiver. Seule, maintenant, je me souviens et je pleure. Allons, courage ! Ne pas se laisser aller à la mélancolie ou à l’amertume inutile.
Mais je reviens au récit de ma vie. L’écriture m’oblige à ordonner mes pensées et apaise mes angoisses présentes.
Dans le parc de Méréville...
Chargée du poids d’années tumultueuses, incertaines et faciles, j’aspirais à retrouver une certaine innocence d’âme et de cœur afin d’aborder en sa compagnie un rivage serein, un pays neuf : Je rêvais depuis mon enfance de la lointaine Amérique, des déserts du Nouveau Monde, du pays de Chactas. Il me raconta ses aventures, j’écoutais. Je fis durer le plaisir de l’attente. En cette première saison, le parc nous accueillait chaque nuit. Chaque banc, chaque peuplier attendait notre passage. Chaque fleur attendait pour clore ses pétales. René et Natalie jouaient la comédie de l’amitié, de la sincérité et s’épanchaient. Nous étions rongés d’impatience. Mais il fallait attendre.
Dans la journée, enfermée à l’écart de tous, le grand homme travaillait sur les « Martyrs ». Natalie, l’impatiente, rêvait sous les grands chênes, Natalie, la bavarde, apprenait le silence, Natalie, la violente, se faisait douce, la tapageuse Natalie se faisait discrète, l’impérieuse Natalie était soumise et Monsieur de Chateaubriand attendait.
Mais Natalie la fantasque devait lui ménager des surprises afin d’étonner cette pauvre âme si semblable à la sienne, ce héros mélancolique et blasé. Ce jeu dura plusieurs saisons. Qui chantera un jour les délices de l’attente ?
Il venait[104], partait, revenait : Tantôt à Paris sous les combles de l’hôtel Coislin où il rejoignait sa « douce » épouse, tantôt à Fervacques où Delphine tâchait de le retenir de tout son amour déchiré, tantôt à Clermont-Ferrand, à Lyon, à Chamonix, accompagné par extraordinaire de Madame. Tous deux passèrent à Méréville tout un mois au printemps 1805. Puis, il vint seul « herboriser » et recueillir des plants pour sa Vallée. Installé dans l’appartement du premier étage du Moulin du Pont tout proche du château, René me retrouvait à l’insu de tous. Son projet de voyage en Orient se précisait. Il avait enfin réuni les fonds nécessaires : Cinquante mille francs que Madame Krüdener sollicitée lui avait obtenu de l’impératrice Élisabeth de Russie, épouse d’Alexandre 1er et grande admiratrice du vicomte. De mon côté, j’avais convaincu mon entourage qu’un voyage serait profitable à ma santé. J’avais proposé à mon frère Alexandre de l’aider à illustrer son ouvrage par les croquis des monuments historiques. C’était un travail énorme pour lequel il avait embauché des dessinateurs professionnels. Ma décision avait soulevé des torrents de protestations. Certaines objections étaient parfaitement fondées. Il était difficile de voyager dans ce pays qui méritait sa mauvaise réputation : mauvaises auberges, mauvais chemins, mauvaises rencontres, tout devenait encore plus dangereux pour une femme seule.
J’avais réponse à tout : Oui les « borricos » sont des animaux rétifs ; il est incommode de les monter avec un bât grossier et chancelant. Mais j’aurai ma voiture. Oui, il faut être armé, avoir l’air d’être prêt à se défendre en cas d’attaque. Mes domestiques sont sûrs et forts. Oui, il faut se munir de monnaie du pays avant de passer la frontière. Oui, je sais la différence entre les « pasadas », les « ventas » et les « fondas ». Oui, oui, oui… Alexandre m’avait prévenue de tout et puis, ajoutai-je, avec hypocrisie mon époux pouvait m’accompagner, s’il le désirait.
- Non, répondait ce dernier, quel besoin cette femme a-t-elle de bouger ainsi ?
D’autres obstacles tenaient à la mentalité qui était en train de changer. Après le grand laisser-aller[105] du Directoire succédait l’ordre impérial et le code civil. Pour le maître de la France, la femme devait rester à la maison et fabriquer beaucoup de petits soldats qui obtiendraient la légion d’honneur sur les champs de bataille de l’Europe. Voyager pour son plaisir, fi ! Dans cette société conformiste, une femme pouvait à la rigueur prendre les « eaux », mais aller à l’étranger pour un voyage d’études !
Donc, avant même d’avoir posé le premier pas en Espagne, j’étais perdue de réputation. Plus encore que la frivolité ou la coquetterie, l’acte d’indépendance que j’allais accomplir était mal jugé. De ce jour en effet, j’eus mauvaise réputation. Actuellement, mes accès de désespoir ne suscitent pas seulement la pitié mais aussi le sentiment d’une justice rémanente : « Elle récolte ce qu’elle a semé. Une femme ne peut se dire libre et indépendante et agir à sa guise au mépris des lois naturelles ». Ce jugement n’est pas uniquement celui des hommes, il est aussi celui des femmes, hélas.
Tous ces obstacles ne m’empêchèrent pas de préparer avec soin mon départ selon les indications précises d’Alexandre. Passeports, provisions de voyage, bagages adaptés au climat et au pays, équipement, chevaux, tout fut inventorié, contrôlé. Je choisis les domestiques avec soin, n’emmenant avec moi que ceux qui le désiraient et qui étaient jeunes et capables de rendre des services précis. Je voulais être sûre d’eux et n’eus en effet qu’à me louer de mon choix. L’Espagne m’était d’abord apparue à travers les récits que mon père nous faisait de ses débuts dans le grand négoce. Il aimait ce pays dont les souverains l’avaient comblé de bienfaits, où avaient commencé sa grande fortune et son ascension. Autour de moi, on pensa que j’allais sur les pas de mon père. C’était par piété filiale que j’entreprenais ce voyage. Je finissais par le croire aussi.
Un soir, tandis que nous évoquions notre prochaine séparation, je lançai à Chateaubriand une sorte de défi :
- Et si, au retour de votre voyage en Orient, nous nous rencontrions par hasard sur les routes d’Espagne où je serai ?
Avait-il pensé lui aussi à cette éventualité ?
- Un hasard un peu organisé, un peu prémédité ?
Il s’enflamma immédiatement pour cette extravagance, négligeant d’emblée les difficultés pratiques d’une telle rencontre après un long voyage, plein d’incertitudes et d’aléas. Pourtant, cette idée devint le centre de toutes nos conversations. Une chimère…Tellement tentante !
Ce serait une récompense, dit-il, après des mois de séparation, d’attente, de désir.
Ce voyage sera une épreuve initiatique, ajoutai-je. La décision était prise, comme si elle avait toujours fait partie de nos plans, comme si elle allait de soi. Nous nous gardâmes bien d’en parler à qui que ce soit. C’était notre secret. Où allions-nous nous rejoindre ? L’idée ne nous effleura même pas de choisir un lieu de villégiature, une auberge, un relais de poste. Pour des êtres d’exception, il fallait un lieu d’exception : Le plus haut sommet ? Le cap le plus dangereux ? Une île déserte ? L’Espagne n’offrait aucun de ces sites naturels porteurs de symboles comme il en existe en Grèce, en Italie ou en France.
N’allait-il pas à la recherche de civilisations anciennes, au-devant de l’Histoire du monde ? Alors pourquoi pas Séville ? Cordoue ? Nous finîmes par convenir qu’il n’y avait qu’un seul décor, qu’un seul lieu capable de présider aux retrouvailles de René et de Nathalie : l’Alhambra ! Grenade ! Juxtaposition de plusieurs mondes, rencontre de plusieurs civilisations qui se sont combattues et finalement enrichies l’une par l’autre. Tout ce qui se passa ensuite n’eut plus de raison d’être que de nous précipiter vers cet étrange rendez-vous. Le pèlerin de Jérusalem défenseur du Christianisme renaissant finirait son voyage près de Marie-Madeleine pas encore repentie. C’était en Juin 1806. Son départ approchait. Il m’assurait qu’il serait de retour au mois de Novembre, peut-être décembre, au plus tard, au début de l’année 1807.
Il débarqua en effet à Algésiras le 30 mars 1807 et me chercha… Mais n’anticipons pas, même si j’ai tant envie de me remémorer ces jours étonnants d’Espagne.
Le Voyage en Espagne
Un problème le tourmentait : Comment nous retrouver seuls au rendez-vous espagnol si son importune épouse l’accompagnait ? Partis tous les deux par Lyon jusqu’à Venise[106], celle-ci prétendait continuer avec lui le voyage d’Orient. Très persuasif, le traître ! Il sut lui démontrer l’impossibilité d’une telle expédition pour une femme. Comment naviguer sur n’importe quel bateau, vivre à cheval, coucher sous la tente et peut-être faire le coup de feu avec les Turcs, les Arabes ou les brigands, accompagné d’une faible, faible femme ?
-Je vous apporterai le plus beau schall[107] que je trouverai, lui promit-il et ensuite, c’est juré, je resterai toujours près de vous.
Comme il savait bien parler et mentir ! Naturellement, elle se résigna et alla l’attendre à Villeneuve-sur-Yonne chez Joubert. Nous l’avions échappé belle ! Quant à moi, j’attendis la fin de l’automne, tâchai de correspondre avec lui. Mais la distraction d’un domestique nous en empêcha ce qui ensuite rendit difficile et incertaine notre rencontre.
De relais en relais, j’arrivais à La Jonquière de Figueras où je rencontrai Don Pedro de Souza, Holstein et Monsieur de Lima, frère de l’ambassadeur du Portugal à Paris qui m’offrirent de me faire escorte jusqu’à Barcelone. Le voyage s’annonçait bien. Ils partagèrent avec moi ces premières heures sur le sol de ce beau pays. Le 8 octobre, je quittai Barcelone pour Montserrat en Catalogne. Sortie de Barcelone par le route de San Antonio, je passai l’Hospitalet, San Felice, traversai la rivière de la Noya et aperçus le Mont Serrat qui m’apparut surmonté d’un tas d’édifices informes et ruinés. Au loin, ses flancs ne montraient que des rochers gris foncé parsemés d’une végétation noirâtre et poussiéreuse. A mesure que j’avançais, j’étais émerveillée des beautés de ce site : Des cônes cylindriques immenses, des pains de sucre semblables à des pyramides placés sur une assise de rochers, isolés dans la campagne et élevés à plus de trois mille pieds au-dessus d’elle : Mont Serrat, monts en dents de scie. La montagne calcaire est minée de longs et vastes souterrains, de grottes secrètes. Les eaux de ruissellement ont formé des ravins impressionnants et c’est dans ce paysage grandiose que les moines de l’Ordre de Saint Benoît et les ermites ont fait vœu de rester toujours dans ce lieu. J’admirais et prenais des notes, justifiant ainsi ma présence insolite dans ce lieu.
Site et abbaye bénédictine de Montserrat
Le monastère est un grand bâtiment adossé à la montagne avec l’infirmerie, l’hospice des étrangers, pèlerins ou pauvres à qui l’on distribue une grande écuelle de soupe et un pot de vin deux fois par jour. Il reçoit des moines, des enfants de chœur parfois recrutés dans les grandes familles et des frères convers. Douze ermites vivent dans des cellules étagées dans la montagne et suivent une règle austère : Maigre toute l’année, exercices de piété et de prières. Ils cultivent leurs légumes et fabriquent de petites croix pour occuper le temps.
Parmi ces ermites, il y a ceux qui cherchent dans la solitude un asile contre l’injustice des hommes et ceux qui embrassent la vie religieuse par vocation. Je me rappelle l’ermite peint par Chateaubriand dans Atala. Où donc avait-il eu la révélation de cette vie solitaire ? Il faudra qu’il me raconte la genèse de cette œuvre, pensai-je tout haut en suivant le père bibliothécaire qui m’accompagnait à la grotte de la Vierge au milieu d’une nature silencieuse et immobile. Je passai là quatre jours de solitude et d’exaltation religieuse inattendue et intense. Dés quatre heures du matin, j’assistai aux offices, les ermites dans le chœur chantaient déjà la gloire du Seigneur. Puis je fis la tournée des ermitages. Celui de sainte Anne où l’ermite plein de douceur et de sagesse, âgé de cinquante ans était retiré du monde depuis vingt-cinq ans et ne regrettait rien de ce qu’il avait connu avant. Il vivait dans la compagnie des oiseaux qu’il apprivoisait. J’allais à l’ermitage de saint Sauveur puis à celui de sainte Catherine où l’ermite était un ancien soldat, celui de saint Jean occupé par le plus jeune, tout en haut et qui me dit naïvement qu’il était moins ennuyé, l’hiver, quand il n’avait pas de visite. Je le quittai aussitôt. Bonne élève, scrupuleuse, je notais tout, recueillant l’histoire de chaque ermite, copiant la règle stricte du monastère, me renseignant sur les moyens d’existence, la part des charités. C’est aussi avec un grand plaisir que j’exerçais mes talents[108] de dessinatrice, travaillant même à la plume certains croquis. J’en fis autant plus tard dans les auberges, saisissant sur le vif, caricaturant même les personnages les plus pittoresques. A Montserrat, je regagnais le soir ma cellule glacée. J’étais repue de fatigue mais le temps avait passé vite. Je méditais sur la vie monastique. Prisonniers volontaires, ces hommes m’apparaissaient sublimes et simples à la fois…Vie difficile, mais tentante aussi. Je n’étais pas encore prête pour une telle vie. Il me fallait satisfaire un besoin impérieux qui accaparait toute ma volonté et, en attendant d’avoir repris mon libre-arbitre, suivant le programme minutieusement établi, je repris ma route. J’avais trois mois d’avance pour le rendez-vous de l’Andalousie. En me rapprochant de ce lieu, il me semblait que j’allais accélérer le cours du temps. J’errais deux mois dans ce beau pays. J’attendis à Grenade, dessinant tous les monuments que les Mores y ont laissés.
Grenade
J’étais livrée à des moments de découragement pendant lesquels je me tenais seule, terrée dans une auberge, en proie à des cauchemars : Quelqu’un m’apparaissait, un naufragé peut-être, m’appelant à son secours mais mon corps paralysé refusait de se mouvoir. Ma femme de chambre habituée à ces bizarreries veillait sur moi avec la tendresse d’une sœur. Ma mère avait une confiance absolue dans sa patience et son dévouement et n’avait cédé à mes prières que dans la mesure où Julie avait accepté de m’accompagner.
Dans cette Espagne cosmopolite, j’eus aussi l’occasion de faire des rencontres intéressantes : des Anglais, des Portugais et quelques Français exilés du régime impérial, des négociants, des politiciens, des oisifs. De tous, je recueillais des informations sur les plus beaux monuments du pays, m’enthousiasmais pour sa civilisation, ses coutumes. J’appris à danser les pas du folklore local, la seguedille, la jota. Je jouais passablement de la guitare et m’entraînais aux castagnettes. J’adoptais les costumes du pays, fréquentais les indigènes et perfectionnais mes connaissances dans la langue et la littérature de ce pays.
Jean Guillaume Hyde de Neuville (1776-1857)
A Cadix, je fis la connaissance de Hyde de Neuville[109] et de sa jeune femme qui se préparaient à embarquer sur le « Golden Age » pour les États-Unis. Ils étaient peu pressés. Nous nous découvrîmes un grand nombre de relations communes à Paris. Hyde de Neuville avait été de tous les complots royalistes. Il passait sa vie à échapper à toutes les surveillances, à toutes les polices. Il me narra ses nombreuses arrestations avec beaucoup de gaîté. A Londres, à Jersey, il avait rencontré tous les personnages de l’émigration : l’évêque d’Arras, le duc de Lévis, le comte de Vaudreuil, le duc de Bourbon et naturellement le comte d’Artois. Il me parla de Cadoudal, du « Cordon rouge », de leurs échecs. Hyde évoquait les gens de Paris avec cette grande liberté qu’on ressent loin de sa patrie avec des amis devenus soudain intimes parce qu’ils parlent la même langue et qu’on éprouve déjà un peu de nostalgie. Il était si drôle, si plein d’imprévu que les jours s’écoulèrent plus vite auprès de ce couple charmant.
La semaine sainte commençant, c’était le moment de visiter Séville, cette curieuse cité dont les processions célèbres font accourir de loin des foules hystériques souvent en délire à force de mysticisme, parfois même indécentes. Nous visitâmes plusieurs églises renfermant des trésors de peinture : La chapelle des Capucins et celle de la Charité qui possédait les plus beaux Murillo. Je restai un long moment à admirer la « Sainte Élisabeth » et « Moïse frappant le rocher ». Je fus très impressionnée par les cérémonies à la cathédrale, le soir du Vendredi Saint. Dans cet espace immense à la majesté indicible, ce soir-là, on représentait le supplice du Christ. Douze années auparavant, mon père avait été supplicié ainsi un vendredi saint. Cet anniversaire me rendait encore plus vulnérable. Le sanctuaire seul était éclairé, les fidèles prosternés dans une prière silencieuse. Cette scène me renvoyait à la grandeur de Dieu et au néant de l’homme.
L’impression que je ressentais était si puissante que je pensais me consacrer à Dieu, renoncer au monde, oublier Paris. J’aspirais à la vertu, à la retraite, au silence du cloître. Mais comme je n’avais cessé de parler à mes amis de l’espoir du bonheur plus terrestre qui m’habitait, ils m’invitèrent à la réflexion, à la patience. C’était plus sage, en effet. Puis il fallut se quitter, leur départ approchait, je me rendais à Cordoue où je comptais travailler non seulement sur la Mosquée-Cathédrale mais aussi sur les paysages du Guadalquivir et les vestiges du « Pont Romain » qui l’enjambe. C’est alors qu’attendant en vain des nouvelles de l’Orient, je reçus de France un message inattendu qui raviva tout un passé douloureux. Ma cousine Vintimille m’annonçait le décès « accidentel » de Charles Vintimille du Luc. Une mort mystérieuse qu’elle n’expliquait pas. Mes vieux démons du malheur me visitèrent de nouveau. Je savais qu’il était désespéré par mes refus. Notre dernière rencontre m’avait laissé un souvenir déchirant. La qualité rare de cet homme, victime comme moi d’un monde cruel et libertin avait forcé mon amitié et mon pardon. Pour lui, c’était insuffisant et inutile. Accablée, me sentant vaguement coupable, je pris le deuil. Et l’on vit Natalie, la douloureuse, retourner à Grenade une dernière fois, presque sans espoir. Les dieux de l’amour l’avaient abandonnée.
Je me remis à parcourir les collines rouges, laissant mes domestiques au pied des rochers, errant comme une âme en peine, seule et sans amis. Je songeais à rentrer à Paris[110]. Le destin en décida autrement. L’homme ne dirige pas sa vie. Le charme magique qui, selon la croyance populaire, protège l’Alhambra allait agir sur nous. Je résolus de passer une dernière journée dans le palais de Charles Quint où l’Empereur avait vécu les rares heures de bonheur de son existence et sa lune de miel avec Isabelle de Portugal. Je passais un long moment immobile devant le plafond de la salle des ambassadeurs dont les peintures représentent les sept cieux dont parle le Coran. J’avais copié, sans savoir les déchiffrer, les arabesques qui dansent sur les arcs des alcôves, imaginant les tailleurs de pierre, les ciseleurs de bois, les modeleurs de plâtre, les assembleurs d’azulejos qui édifièrent ce palais d’ombre et de lumière. Avant de quitter définitivement ce lieu d’enchantement, je m’installai pour la dernière fois dans la cour des Lions là où se déroulait la vie privée du Sultan. J’étais assise dans le patio près de la fontaine d’où l’eau jaillit de la gueule des douze lions, j’avais sorti mon chevalet. C’est alors que le miracle se produisit.
Il me toucha légèrement le bras. Je levai les yeux et manquai mourir d’émotion en le reconnaissant.
-Je vous attendais, murmurais-je simplement.
-Je suis là, répondit mon Sultan.
D’épreuves en épreuves, il avait touché au port, il avait gagné la récompense de l’initié que j’avais promis de lui offrir au terme de son voyage. Les heures qui suivirent nous donnèrent un aperçu du paradis. Tout s’était ligué pour réunir Natalie et René dans le plus beau des décors, sous le soleil le plus fabuleux.
-Dieu l’a voulu ainsi, me dit-il.
Il fallut refaire connaissance, ôter les hardes de deuil qui offusquaient le soleil et célébrer le jour.
Noirci par le soleil, exalté par ses aventures, rempli de la supériorité de l’Orient, victorieux des dangers courus en Palestine, Chateaubriand se prenait pour un héros de la chrétienté. Il parlait de Jérusalem comme de Montmartre et se montrait d’une gaîté sans réserve, d’une verve inconnue. L’ennui, le mal de vivre, la mélancolie, c’était bon pour Paris, bon pour Combourg. Mais à Grenade, ce fut la fête païenne et le défenseur du christianisme devint mon faune, mon prisonnier volontaire. Pour lui, Dolorès joua des castagnettes, dansa la Jota. Un couple insolite apparaissait : une andalouse et un grand vizir qui se jouaient mutuellement la comédie, riant, s’enlaçant, parlant sans cesse, tous les deux à la fois puis se taisant pour mieux se caresser et ressentir le plaisir intense de la petite mort. De longs moments de plaisir encore et encore recommencés, à peine interrompus par une fatigue inconnue et bienfaisante qui nous terrassait. Nous étions débarrassés de toutes les contraintes mondaines, de tout désir de paraître, nous étions vivants enfin, et jeunes encore. Il était gai, insouciant, bon enfant. Je laissais éclater ma fantaisie, heureuse pour la première fois de ma vie d’être une femme. Pour sa part, René avait oublié Lucile. Rien ne peut exprimer cet éblouissement de plaisir. Mais ce qui se passa entre nous resta un grand mystère pour tous. Notre secret fut bien gardé.
Carpe diem ! Disait ce païen de retour des lieux saints. Nous profitâmes du jour et de la nuit. Par les soirs embaumés, dans le décor des sierras, nous étions bien prêts de croire que ce palais grandiose n’avait pour destin que celui d’abriter notre extraordinaire rencontre. Nous avions même oublié que nous en avions fixé le rendez-vous ! René grava nos noms enlacés, pour l’éternité, pensions-nous, sur l’une des colonnes de la Cour des Lions. Quelqu’un les a effacés volontairement mais le souvenir de ces lettres mêlées reste à jamais inscrit dans nos cœurs. Si Chateaubriand entreprend un jour d’écrire ses mémoires, quelqu’un, peut-être, effacera aussi son récit de l’Espagne afin d’en effacer à jamais la mémoire, insoutenable, pour toutes celles qui ont occupé sa vie après moi.
Retour en France
Tout a une fin ici-bas. On ne peut arrêter le cours du temps. Celui du bonheur passe vite. Inutile de demander quelques moments encore. Un matin, semblant s’éveiller d’un songe, René regarda son image dans l’eau des fontaines et redécouvrit Monsieur de Chateaubriand. Quand il eut mis au point pour la postérité les chapitres de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, qu’il eût épuisé tous les ensorcellements de l’Andalousie, qu’il eût fait provision de souvenirs et d’impressions, il lui tarda de montrer son génie à la France, au monde. Nous pliâmes bagage et fouette cocher ! Mélancoliquement blottis au fond de la grande berline, main dans la main, les yeux tournés vers le paysage, nous nous laissâmes emporter par les six mules tintinnabulantes.
C’est presque en hâte que nous remontâmes par Aranjuez, Madrid et l’Escurial, Burgos, Vittoria. A Bayonne déjà, il fallut se séparer. Toujours cette contrainte sociale, mon père était un personnage connu à la Cour en Espagne. Quelqu’un pouvait nous reconnaître. Les convenances sociales, misérables lois non écrites saccageaient ma vie avec une constance implacable. Il traîna encore à Bayonne, à Pau, à Bordeaux.
- Tu seras encore près de moi, même à cent lieues, me disait-il alors que mon chagrin éclatait en nous quittant.
- Rendez-vous à Angerville, à l’auberge quand j’y passerai dans peu de temps.[111]
Je rentrai vite, très vite à Méréville et seule, comme j’en étais partie. Alors, mon miraculeux bonheur commença à glisser de mes doigts, grain à grain, jour après jour. Je savais que le bonheur n’est qu’une illusion, qu’il s’échappe dés qu’on croit le saisir, je connaissais déjà les ruses que mon amant allait employer pour me fuir. Je ne le verrais plus qu’en passant, au milieu d’une foule de gens qui m’ennuyaient d’avance. Cette dernière nuit à Angerville avait déjà le goût de la nostalgie des fins de chapitre d’un roman réussi mais trop court.
Alexandre de Laborde, Voyage pittoresque et historique de l'Espagne
Monsieur de Chateaubriand fit son entrée à Paris le 5 juin 1807, pas tout à fait un an après son départ. Julien, son valet de chambre qui en savait long sur ce voyage était aux côtés de son maître. Il savait garder les secrets. Le retour du voyageur fut fracassant. Comme un artiste sur la scène, le grand homme ménagea son entrée. Lorsque mon frère publia son « Voyage pittoresque et historique en Espagne », Chateaubriand lui fit naturellement l’honneur d’un article[112] dans le « Mercure de France » où il faisait l’éloge de Mesdames de France dont il avait vu le tombeau et profita de l’occasion pour attaquer Napoléon : « Lorsque dans le silence de l’abjection, on n’entend plus retentir que les chaînes de l’esclavage et la voix du délateur, lorsque tout tremble devant le tyran et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît chargé de la vengeance des peuples : c’est en vain que Napoléon prospère, Tacite est déjà dans l’Empire ». Quelle insolence ! Quel crime de lèse-majesté ! S’indigna aussitôt le cardinal Fesch qui détestait le vicomte[113] et qui s’empressa de faire parvenir l’article à l’Empereur.
Il ne faut pas sévir, plaida le cher Fontanes, l’honneur d’être comparé à un tel génie rejaillira sur vous.
C’est ainsi qu’au lieu d’être « sabré sur les marches des Tuileries », notre cher Tacite fut seulement exilé à quelques lieues de Paris. Il acheta la Vallée aux Loups[114], une petite maison à Aulnay, près de Sceaux, une espèce de grange sans cour avec un verger planté de mauvais pommiers.
La tour Velleda à la Vallée aux loups
Je me rendis souvent en visite obligée ou mieux seule et clandestine, passionnée du génie qui composait les plus belles pages de son œuvre dans cet asile aux champs. Franchissant la petite porte, j’allais le retrouver. Le maître était parfois d’humeur sérieuse. Une réflexion s’engageait à propos des moralistes. Montaigne lui était suspect ainsi qu’il l’avait été à Pascal, à Malebranche, comme à tous ceux qui, reconnaissant que l’homme est imparfait, faible, vicieux cherchent à le discipliner, à le réformer. L’homme avait-il son libre arbitre ? Je soutenais qu’il était supérieur à l’animal parce qu’il a su recevoir la Vérité et qu’il peut la refuser. Nous nous liguions contre Voltaire, coupable d’avoir répandu des idées philosophiques dont s’étaient emparé des hommes brutaux et barbares : « Tous les maux qu’on a fait naître appartiennent à celui qui fut leur première origine ; les autres n’en sont que les instruments, les manœuvres ». D’autres soirs, nous recommencions à jouer la comédie. Il lisait un chapitre des Martyrs puis, s’arrêtait, me regardait étrangement :
- Regarde-moi, Tu es Velléda [115]!
- Que vais-je devenir ?
-Prends la faucille d’or, tranche-toi la gorge ! Ton amour criminel est découvert !
-Eudore, je t’en supplie ! Sauve-moi !
C’était à la fois tragique et comique. Incorrigibles, nous jouions encore. Il m’aimait. Du moins, il me le disait, jusqu’au jour où ce fut : « Je vous ai aimée ». Alors je fus importune. J’espérais encore.
L'arboretum de la Vallée aux Loups
Se sentant du goût pour les jardins, il transforma le terrain du Val en une superbe plantation d’arbres d’ornement qu’il venait chercher à Méréville[116] : des catalpas, des sophoras, des mélèzes et surtout des cèdres du Liban. C’était au début un prétexte à de nouvelles rencontres. Céleste de Chateaubriand habitait la Vallée aux Loups. Elle y recevait une société dans laquelle je n’étais pas toujours conviée. René ne m’appartenait plus. Je guettais les moindres attentions qu’il accordait aux dames présentes. Un seul regard surpris à une autre me jetait dans les affres de la jalousie la plus douloureuse. Sans cesse méfiante, je le harcelais de questions. Adoré, adulé par toutes, il s’impatientait de mon attitude. Nos relations étaient moins confiantes, plus tendues.
-Vous êtes pire que Céleste, me lançait-il.
Je serrais sur mon cœur le petit bijou, la grenade, qu’il m’avait offert à notre retour d’Espagne. Je lui avais juré de ne jamais m’en séparer. Lors de nos querelles, je le lui jetai au visage, le ramassant ensuite dans des sanglots de désespoir et de confusion et il me pardonnait. Pendant ses séjours à Méréville, il se montrait affable mais occupé, travaillant seul, lisant à haute voix le soir les chapitres travaillés la veille. Toute la compagnie était assemblée dans le grand salon. Il avait soigneusement préparé ses lectures, indiquant par des signes la mélodie de la phrase, annotant certains mots, marquant les arrêts respiratoires. Je recopiais parfois quelques chapitres comme Pauline de Beaumont son amie décédée à Rome l’avait fait autrefois, comme Juliette Récamier le fait peut-être maintenant. Je ne pouvais m’empêcher d’admirer l’harmonie de sa phrase, le choix précis des mots. A un tel génie de la langue tout devait être pardonné et je ne cessais de le tourmenter. Je me morigénais, lui promettant plus de patience. Quand je lui annonçais mes intentions, il souriait et acceptait les excuses.
Il improvisait aussi des contes pour distraire les invités. Un soir, ce fut celui du revenant : Un moine apparaissait à un jeune chevalier dans un château et le conduisait dans le caveau sépulcral où se trouvait un trésor. Le chevalier marchait le premier devant l’ombre qui le suivait. Il ne fallait pas se retourner. C’était effrayant. J’étais plus que tout autre impressionnable mais n’aurais voulu pour rien au monde manquer ces expéditions nocturnes avec lui. Nous descendions dans les caves du château à la faible lueur d’une chandelle. Il y a là les vestiges d’une ancienne tour. Ce n’était pas Combourg mais l’imagination aidant, René frissonnait le premier, me tendait la main. Comme Lucile qu’il avait tant aimée, pleine d’angoisse, n’osant me retourner, je le suivais. Quand le temps le permettait, nous allions faire ces expéditions dans les Grottes, et le chemin qui nous y conduisait était un prélude à l’émotion profonde que je ressentais à ces promenades nocturnes.
Comme je souffrais de mille maux – imaginaires, ricanaient certains – ma mère avait fait appel à un célèbre médecin de Paris dont j’ai oublié le nom, j’en ai tant vu !
Au cours du voyage, sur le chemin de la vallée de Saclas, il eut un grave accident de voiture. Lorsqu’on apprit la nouvelle, me sentant responsable, je sombrai tout à coup dans un accès de larmes que rien ne pouvait calmer. Tous s’affairaient autour de moi, sauf celui que j’appelais dans le fond de moi. Il restait tranquillement assis au fond d’une bergère, feuilletant une gazette, sans un mot, sans un regard.
La vie reprit, ponctuée de scènes auxquelles il résistait aisément tandis que je m’épuisais. Pour le fuir, pour me fuir, je décidais de voyager, saisissant toutes les occasions : Prendre les eaux, visiter un pays inconnu, rendre visite à un parent. A peine mes bagages étaient-ils défaits que je songeais à une nouvelle destination.
J’accompagnais parfois mon époux Charles de Noailles pour une visite à Mouchy où sa famille vivait le plus discrètement possible afin de ne pas attirer l’attention du maître de la France qui ne songeait qu’à s’emparer des hommes, soit pour les placer dans son administration, soit pour les enrôler dans ses régiments, soit pour les marier s’ils ne l’étaient pas encore à quelque parti utile à sa gloire. Il appelait cette opération : « le ralliement » de l’ancienne noblesse. A la fois admiratifs et effrayés, la famille étant partagée à son sujet, nous passâmes ainsi l’Empire.
L’année 1812 fut terrible. Pour la première fois de sa vie, Madame d’Houdetot « manqua à ses amis ». Le charmant abbé Delille en fit autant. Ils étaient si âgés tous deux qu’on pouvait aisément les croire morts depuis longtemps. Tout un monde disparaissait avec eux. Bientôt, ce qui devait constituer l’avenir de la France disparut à son tour : Toute la belle jeunesse ensevelie dans les glaces de la retraite de Russie. Une armée entière vaincue : Désastre incroyable après les campagnes si glorieuses qui avaient précédé. Léontine n’aura connu que trois années de bonheur conjugal. Quand elle apprit comme tant d’autres que son mari avait été tué au passage de la Bérésina, son chagrin d’abord fit peine à voir, puis pleine de ressentiment, elle commença à attendre la chute de ce monstrueux empire. Mais la main ferme de Napoléon avait étouffé toutes les passions politiques. Pour ma part, je prévoyais et redoutais les calamités qui accompagneraient la fin du tyran. L’arbitraire de son despotisme devenait insupportable, la conscription s’abattait sur tous et l’on ne savait plus rien. Lettres, journaux, conversations, tout était censuré. Plus dramatique encore : On commençait à souhaiter la victoire des ennemis de la patrie au prix de sa propre tranquillité, de sa propre ruine même.
Alors, ce furent les campagnes d’Allemagne puis de France pendant lesquelles les nouvelles reçues le matin étaient démenties à midi, frappant d’incertitude les plus déterminés. Une gazette arrive. Nous apprenons l’entrée des Alliés dans Paris, le mouvement royaliste, l’entrée du comte d’Artois à Nancy, la formation d’une Garde Royale de laquelle mon époux brigue le commandement. Le « Roi Louis dix-huit » avait quitté Harwell et débarquait à Boulogne. 31 Mars 1814, Paris capitulait.
Et tandis que l’Empereur vaincu rejoignait son exil à l’Ile d’Elbe, le 3 mai, le Roi faisait son entrée à Paris. Une charte était octroyée aux Français et si les nominations ne comblaient pas les ambitions des fidèles déconcertés, on voulait croire en la paix. A peine avions-nous compris ces changements que Napoléon débarquait à Golfe Juan le premier mars 1815. Il se préparait à faire une entrée triomphale à Paris. Un véritable coup de théâtre pour tous les royalistes à peine installés dans leurs nouvelles sinécures. Ce que personne ne savait, c’est que Napoléon ne disposait que de cent jours pour assurer son trône contre l’Europe entière coalisée contre lui. Le 18 juin, l’incroyable aventure s’achevait par la débâcle la plus complète. La France aura-t-elle un poète[117] pour pleurer sur cette morne plaine de Waterloo ? Dans l’ombre cependant, des Fouché, Talleyrand et autres arrivistes complotaient vilainement. Napoléon repartait en exil, le Roi revenait, Monsieur revenait, la cour revenait. Vaste chassé-croisé angoissant pour chaque Français qui se demandait ce que demain lui apporterait. Quand donc tout cela finirait-il ? Et comment?
L’étranger occupait Paris, les Cosaques sautaient le mur du parc de Méréville, enfonçaient les croisées, vidaient les magasins d’approvisionnement. Non, ils ne mangeaient personne comme la rumeur s’était répandue. Ils avaient besoin de vêtements chauds et arrachaient les tentures pour se couvrir. Ils avaient faim mais exigeaient d’abord du fourrage pour leurs chevaux. Les débris de l’armée française inondaient les routes et les déserteurs isolés, plus dangereux que l’armée régulière, s’égaraient dans les campagnes. Tous étaient de pauvres diables, éclopés, défigurés, épuisés qui mendiaient leur pain ou un abri. La confusion était partout. Mais l’ambition, la fourberie, la lâcheté, toutes ces hautes vertus politiques se déployaient en plein jour. Le midi subissait la Terreur blanche. On fusillait, on pendait… Tout allait donc recommencer ?
Je ne bougeais plus de Méréville. Qui craindre le plus des royalistes, des jacobins ou des bonapartistes ?
Alexandre, mon frère, qui avait été nommé maire de Méréville par l’Empire fut aussitôt destitué par le nouveau gouvernement royaliste. C’est en parcourant les champs, à pied, que je tentais de me calmer. Mais la plupart du temps, j’étais la proie d’une invincible angoisse. Je pensais avec inquiétude qu’il faudrait vendre le château, les fermes, les moulins, les terres dont l’entretien était devenu trop lourd depuis que la prodigieuse fortune de mon père avait sombré dans la débâcle. J’espérais pouvoir acheter une « chaumière » pour m’accueillir comme la Vallée aux Loups avait accueilli Monsieur de Chateaubriand.
Il venait encore me voir parfois[118], promettant de venir plus souvent. Mais la rupture définitive approchait. Je la sentais mais je ne l’aurais pas imaginée aussi cruelle. Depuis la chute de l’Empire, il était à nouveau en proie à ses ambitions politiques. Je le dissuadais de se précipiter, lui conseillant d’attendre. Plein d’impatience, il n’écoutait pas, comptant sur Madame de Duras[119] « sa chère sœur » dont j’étais affreusement malheureuse. Pourtant, par une conduite injustifiable, je me confiais à cette amie. De son côté, elle en faisait autant. Je connaissais l’amère déception que lui causait sa fille aînée, Félicie, qui épousait la cause de Monsieur de la Rochejacquelin[120] dont elle l’avait détournée de toutes ses forces. Claire et moi, nous étions amies et malgré ses dénégations, nous étions rivales. Toutes deux angoissées et jalouses.
Le 20 septembre 1816, Monsieur de Chateaubriand par une conduite que j’avais su prévoir et contre laquelle je l’avais mis en garde perdit son titre et sa pension de Ministre d’Etat. Il dut se rendre à l’évidence : Ses embarras financiers devenaient tels qu’il dut mettre en vente sa belle bibliothèque puis sa chère maison en loterie. C’était une véritable tragédie. Tant de souvenirs l’attachaient, nous attachaient à cette maison !
Juliette Récamier vers 1807, par Firmin Massot. Musée des Beaux-Arts de Lyon
Or j’appris bientôt que Juliette Récamier, « la belle des belles » venait de la louer à M. de Montmorency qui avait finalement acheté la Vallée aux Loups. J’entrevis toute l’horreur de cette situation. A force de scènes violentes et inutiles, Natalie et René avaient brisé leurs liens après une scène plus violente. Il m’avait rendu les souvenirs que je lui avais donnés. J’en avais fait de même. Dix années de relations passionnées s’achevaient. Mais j’espérais encore. Or, avec son installation à La Vallée, par un extraordinaire tour de passe-passe, Juliette Récamier, la froide, l’orgueilleuse, l’impérieuse[121], allait régner à ma place, j’en étais déjà sûre, dans la vie de Monsieur de Chateaubriand, mon sultan bien-aimé.
Un soir, dans la grande cheminée du salon à Méréville, je jetai tout, brûlant les billets, les lettres, les portraits que j’avais dessinés de lui, et même les ouvrages que nous avions lus ensemble et qui m’avaient ensorcelée. Je croyais que tous les signes de notre rencontre ayant disparu, son souvenir même s’évanouirait. Je me trompais. N’ayant plus rien de lui, plus rien ne me retenait à la vie. J’avais été Velléda. Elle avait une faucille d’or, J’allais m’en servir. Mais Natalie n’en avait pas. Ce stupide détail arrêta mon bras. Je me surprenais à délirer et m’en affligeais. Abandonnée de tous et de tout, je sombrais dans un désespoir profond. Ma mère une fois encore eut grande pitié de sa pauvre enfant et vint à mon secours.
Un petit séjour aux eaux de Vichy pendant la saison 1816 allait me permettre de reprendre mon souffle. Escortée de ma femme de chambre et de mon domestique, comme c’était l’usage, j’arrivai le 19 mai, m’inscrivis parmi les « buveurs d’eau » de la station. Madame de Duras et sa fille Clara me tenaient compagnie. Pendant ce séjour, Chateaubriand écrivit pour nous inviter à venir le rejoindre « pour oublier sous le beau soleil, au milieu des arts, la politique, les petites gens et les trop longues inquiétudes qui nous agitent depuis tant d’années ». Je lui avais raconté mes promenades avec Mathieu Molé qui était venu lui aussi prendre les eaux dans le but de « rétablir sa santé délabrée ». Chateaubriand ne l’appréciait guère, il jugeait que « je ne ferais rien de Molé, qu’il n’y avait ni fond ni élévation chez lui ». Quant à moi, il me jugeait aussi toujours aussi « légère » quoique au fond « excellente » ! Mathieu[122], de son côté s’acharnait à détruire l’image adorée que je portais en moi. L’intention était louable, il tentait de me consoler. Mais en le détruisant, il me détruisait en même temps. Il fallait aussi, me disait-il, me « repentir, faire amende honorable » Mais de quoi ? Protestai-je, d’avoir osé vivre ? De l’avoir aimé ? Une fois de plus, nous nous quittâmes, peu contents l’un de l’autre. Fort éprouvé, il se rendit ensuite aux eaux de Saint Sauveur et se répandit en lamentations sur mon compte. Je rencontrais aussi la duchesse d’Angoulême, la jeune et belle Comtesse de Castellane et beaucoup d’autres, les cures étant l’un des passe-temps favoris de cette bonne société que je fréquentais encore.
Joseph Auguste Lucas, médecin inspecteur des eaux minérales de Vichy
médecin personnel de la Duchesse d'Angoulême
Je recevais les soins du baron Lucas, inspecteur des eaux. Vichy était une petite station et je permis à ce médecin d’aménager devant l’hôpital une place qui pourrait servir de promenade aux malades. La place s’appellerait Rosalie du nom de ma mère. Je mettais un point d’honneur à poursuivre la tradition de charité de la famille de Noailles à l’égard de l’hôpital. Je m’intéressais aussi à la plantation des arbres. Ces travaux m’engagèrent à prolonger mon séjour au-delà de la saison.
Annet Noyer qui remplaçait le baron Lucas lorsqu’il résidait à Paris en hiver, habitait La Maison du Rocher, près de l’hôpital. C’est là qu’il consultait et prenait parfois des pensionnaires. Victor Noyer, son fils avait fait ses études de médecine grâce à la générosité des Laborde. Reconnaissant, il s’intéressa à moi, patiente insolite. Abandonnant la société, je me soumettais à l’épreuve de la solitude, passais mes jours sans prononcer une parole. Je me rendis vite compte que je n’avais pas plus d’un mois de fonds à prendre sur moi-même et qu’au bout de ce temps, il fallait refaire des provisions dans le monde, écouter les conversations stériles et se forcer à sourire alors que le cœur saigne. Mais surtout hélas alimenter une curiosité nuisible : Que devient-il ? Sur qui son regard se pose-t-il ? Plusieurs fois, je renouvelais l’expérience de l’isolement volontaire. Des occupations utiles et enrichissantes pour meubler mes jours et oublier mes petits chagrins ne manquaient pas. J’allais lire la vie des grands hommes, l’Antiquité fournissait une réserve presque inépuisable. Là, je trouverais des exemples à suivre. Le monde me répugnait par son hypocrisie et son mensonge et je me disais que la seule comédie permise est celle du courage. Ce n’est point en imposer que cacher ses souffrances. Tout ce qui part de l’élévation de l’âme est louable et c’est une preuve d’estime de soi-même que de ne pas vouloir se montrer dans un état d’avilissement ou simplement de faiblesse. Pendant ce temps, les langues allaient bon train sur mon compte. La duchesse de Duras « mon amie » se répandait à mon sujet. Chateaubriand répondait : « Il n’y a rien que je ne fisse ou que je donnasse pour voir Mouche heureuse, pour tout le bonheur qu’elle m’a donné. Je ne puis rien pour elle ! Chère sœur, c’est une déplorable impuissance que celle des amitiés humaines ». Quand Claire me rapportait ces paroles de consolations, je me sentais réconfortée et je me reprenais à espérer. Tout allait recommencer, comme à Grenade. Mais une autre m’avait déjà succédé dans le cœur inconstant de mon sultan bien-aimé. Trop tard hélas !
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Je me retire du « Monde »
C’est alors que je pris la résolution de me soustraire à ce monde futile et ingrat auquel j’appartenais malgré moi. Je repris de plus belle ce que j’appelais mes errances et d’autres, les savants médecins, « une manie déambulatoire ». Irrésistiblement il me fallait partir, fuir ou me fuir, je ne sais. J’occupais mon temps à voyager[123].
La comtesse de Noailles et Ramond de Carbonnnières au Pic du Midi d'Ossau
Tous les prétextes étaient bons : étude d’un pays, visite des glaciers des Alpes, cures aux meilleures sources à Plombières, Contrexéville, Barèges, retrouvailles avec des relations perdues de vue. A peine descendue de la voiture qui me ramenait à Paris, j’envisageais un nouveau départ. Je croyais toujours que je serais mieux ailleurs. Des médecins m’avaient autrefois encouragée à me distraire en voyageant. J’en avais pris le goût. Je ne pouvais plus m’en passer. Dés les années 1810, je sus que nous allions devoir nous séparer de Méréville devenu une trop lourde charge pour nos revenus. Je commençais à explorer la campagne à la recherche d’un petit domaine comme celui de la Vallée aux loups. Je louais successivement plusieurs maisons proches de Paris. Je me fixais ensuite Rue Buffon dans un hôtel proche du Jardin des Plantes où je prenais des cours de botanique. Puis j’allai demeurer à Boulogne sans y rester, un séjour trop éloigné de mes habitudes. C’est au printemps 1819 que s’accomplit le dernier acte du chemin de croix de ma mère. La mort dans l’âme, elle vendit le domaine de Méréville, château, mobilier, œuvres d’art, parc, fabriques et la plupart des terres et des fermes. C’était une nécessité. Nous en avions souvent parlé mais cette vente fut un moment cruel comme si notre père dont c’était l’œuvre, disparaissait une seconde fois. Elle ne survécut à ce drame que pendant deux années. A quatre-vingt-trois ans, elle s’éteignit pieusement chez mon frère Alexandre dans son hôtel rue d’Artois. Sa mort fut pour moi un coup terrible. Je perdais mon ange gardien. C’était une femme aimante, indulgente, présente sans me contraindre. Elle avait partagé ma cellule pendant la Terreur et savait ce que j’avais enduré dans l’attente à chaque instant de l’appel fatal.
Héritière de son hôtel, je le mis en location et aspirais une fois encore à me retirer du monde. J’abandonnais les tracas matériels à mon époux en signant une procuration à son profit afin qu’il s’occupe au mieux des restes de ma fortune.
Ancien hôtel de Joseph Bonaparte rue du Rocher, lithographie d'Alphonse Bichebois (vers 1840)
J’achetais, rue du Rocher[124], la maison que j’habite en ce moment. C’est un petit hôtel particulier idéalement situé à la fois à Paris et à la campagne. Le quartier est excentré, proche des barrières, entouré de potagers. Des « Folies » ont été construites au cours du siècle dernier au milieu de boutiques, d’ateliers, de remises, d’épiceries, de buvettes. Celle-ci date de 1772. Construite pour les deux sœurs Grandis de l’opéra, elle fut achetée par Joseph Bonaparte qui l’habita avec sa mère et ses deux frères pendant la campagne d’Égypte. En 1801, elle appartint à Laetitia puis au maréchal Gouvion-Saint-Cyr. J’aime connaître ceux qui m’ont ainsi précédée dans cet asile qui constituera ma dernière demeure. Mon père, durant le temps de sa splendeur avait commencé à mettre en valeur ce quartier. Les suppliciés de la Terreur ont été ensevelis non loin de là, dans une fosse commune. Il repose parmi eux, sans sépulture. Perdue dans un monde qui me semblait tout à coup trop grand, j’ai restreint mon univers à cette demeure, réalisant ce rêve insensé de me retirer dans une retraite. Je n’y reçois personne, je n’ai pas de jour de réception, ce qui paraît inconcevable pour mes anciennes relations qui pensent que j’ai totalement perdu la raison. J’ai condamné ma porte aux importuns. Je suis seule. Ma fille et mon époux me rendent visite de temps en temps et s’affligent de ma résolution. Je me tiens au rez-de-chaussée dont les portes et les fenêtres ouvrent à la fois sur la cour et le jardin. Un parc de presque un hectare entoure la maison. Je peux jardiner, cultiver des fleurs et prendre l’air. Je ne passe plus la porte qui donne sur la rue. Tout m’y est devenu étranger.
A l’intérieur, des fauteuils, des canapés, des bergères rescapées de la rue Cerruti, quelques meubles en acajou. J’ai aussi conservé les bustes de Turenne et de Condé qui se trouvaient chez ma mère. L’endroit le plus remarquable pour moi est sans aucun doute la bibliothèque avec les œuvres des anciens, celles de philosophes, les auteurs classiques, des récits de voyage. Je possède aussi les cartes de Cassini et je peux voyager par l’imagination. Un grand nombre de mes livres sont écrits dans la langue originale de leur auteur. Je m’applique autant que je peux à lire dans le texte et, armée d’un dictionnaire, je tente d’en écrire la traduction. Ainsi, si mon univers physique est étroit, ce n’est pas le cas de mon esprit et mon temps est occupé. Ne m’avait-il pas autrefois appelée sa docte fée ? Le premier étage est l’univers des domestiques. J’y occupe seulement une pièce qui me sert de bureau où j’entrepose mes dessins et mes cartons.
Je pourrais finir mes jours ici dans une grande paix mais les événements que j’ai vécus pendant la Terreur m’ont laissé un sentiment continuel de peur, que je suis incapable de dominer. Parfois ce sentiment devient plus aigu. Une nouvelle imprévue, un bruit insolite, une attente un peu longue exacerbe mon mal à tel point que je suis paralysée. Je n’ose plus lire une gazette et je suis sans cesse sur le qui-vive. Il m’arrive de perdre conscience. Il m’arrive de crier ma douleur. J’ai besoin d’être rassurée. Je ne fais confiance à personne, sauf à mes fidèles domestiques que ma mère en mourant a placés à mon chevet, comme gardes-malades. A ma grande honte, il m’arrive de douter de leur fidélité, de les détester et de tenter de surprendre leur complot quand je les entends murmurer dans la pièce à côté. Il me semble alors que je vais mourir, incessamment.
D’autres fois, j’ouvre les Essais et je retrouve Montaigne, un ami, le dernier avec lequel j’aurai parlé. Dans mes meilleurs moments, je lui suis reconnaissante de me permettre d’oublier mes souffrances en m’occupant de philosophie. Il a toute mon estime lui qui sut au milieu des temps troublés « couler dans l’eau trouble sans y pêcher ». J’aurais pu parler avec lui avec délices, du bien et du mal, du juste et de l’utile, de l’intérêt général et de l’intérêt particulier, de l’homme public et de l’homme privé, du libre arbitre de l’homme. Je suis scrupuleusement les chapitres des « Essais » et j’écris mes propres commentaires[125]. Montaigne est un ami incomparable qui ne me déçoit jamais. J’apprécie son extrême vérité, son originalité, la solidité de son commerce. J’apprends qu’on peut prendre ses distances avec les événements. Je mesure aussi le chemin que je dois encore parcourir, moi la passionnée, avant d’atteindre le stoïcisme de mon philosophe. Une philosophie doit être pragmatique, ce qui implique l’obligation de se régler sur des préceptes. Le meilleur est je crois celui qui dit : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît ». Que de malheurs seraient épargnés si on pouvait l’appliquer ! Je repasse dans ma tête tous les événements de ma vie. Je me croyais libre, indépendante. J’étais une femme légère, coquette, fantasque, romanesque. J’ai alimenté les chroniques à scandales et les commérages mais il n’y avait en moi aucun calcul, aucune hypocrisie, aucune méchanceté et si j’ai travesti la vérité, c’était pour ne pas effrayer ma famille et la société bonne et charmante que maman réunissait à Méréville. Cette société était bien incapable de me comprendre parce qu’elle n’allait pas au-delà de l’enseignement du confesseur.
Après la folie terroriste, j’ai assisté aux déchirements familiaux entre ceux qui ralliaient l’Empire et ceux qui demeuraient des royalistes intransigeants. Comme nous nous étions trompés, nous, les constitutionnels de bonne volonté ! Des idéalistes qui croyaient l’homme naturellement bon. L’homme est un barbare qu’il faut éduquer. Il faut commencer par les filles porteuses de l’avenir. Elles sont capables d’être autre chose que des objets décoratifs, des faire-valoir comme je l’ai souvent été. J’aurais pu me rendre utile mais personne ne m’a jamais prise au sérieux. Même Claire de Duras qui se hâta malgré mes conseils de remettre M. de Chateaubriand au gouvernement lors de la première Restauration. Elle voulait se rendre indispensable mais en réalité elle voulait me prendre mon ami et clamait partout qu’elle était pour lui une sœur, l’hypocrite !
Claire de Duras
Maintenant ni elle ni lui ne sont plus mes amis. Je ne suis l’amie de personne. Personne ne me connaît plus. Personne n’a besoin de moi. Mes amis m’ont trahie. Je suis abandonnée, seule.
Je vais commencer mon testament[126] car peu à peu je disparais, étonnée d’avoir survécu à tous ces malheurs qu’un sort injuste et cruel a jetés sur notre trop brillante famille. Destin tragique, rigueur à nulle autre pareille !
Quoiqu’elle puisse dire ou écrire, Claire[127] n’a qu’un but, m’éliminer ! Je n’ai pas perdu la tête, je vois bien qu’en parlant comme elle le fait, elle tend à me supprimer. Comment lutter contre toutes ces forces réunies contre moi ? Mais je me mets à errer de nouveau. Je suis si seule ! Ceux que j’ai aimés sont si loin de moi maintenant.
………………..
A partir d’aujourd’hui, je ne veux plus de calendrier. Les jours pour moi s’écouleront comme le fleuve entre ses rives. C’est toujours le même fleuve, jamais la même eau mais qu’importe ? Je suis à la fois la rive et le fleuve. J’ai toujours été un personnage différent à chaque moment de ma vie. J’ai mis des masques pour dissimuler mes angoisses et plaire à mes amis. Dans cette galerie de portraits imposés par la société qui ai-je été, comment me voyait-on ? « Mademoiselle », disaient les domestiques du château, Comtesse de Noailles, Duchesse de Mouchy, Citoyenne Laborde-fille, Dolorès à l’Alhambra, Pénitente à Montserrat, Armide, Diane-chasseresse ou l’une des Sabine immortalisée par le tableau de David ? Ou seulement Natalie, la pauvre Mouche[128] ? Est-ce bien moi cette statue altière, si pure, si merveilleusement belle que Pajou destinait au petit temple de la Piété Filiale ? Me reconnaîtra-t-on dans la malheureuse Velléda ? Il y a si longtemps que je ne suis plus la Sylphide et longtemps qu’on l’a oubliée.
J’ai fait enlever tous les miroirs de la maison. C’est comme si je n’existais plus.
…………………
Je ne compte plus les jours ; en quelle année sommes-nous?
Je n’écris plus, j’ai abandonné mes pinceaux et mes crayons et je ne lis plus. Montaigne m’a aussi abandonnée.
Je ne sais plus où aller. Je suis perdue.
N’allumons pas la chandelle. Ce soir, les ombres vont revenir. Elles aiment le silence et l’obscurité. Leur cortège d’outre-tombe s’effraie au moindre signe de vie ici-bas. Moi seule sais les apprivoiser. Elles me parlent depuis si longtemps, à l’insu de tous, du moins je le croyais jusqu’à ce soir où j’entendis Léontine parler à voix basse à ce nouveau médecin : « Ma mère, disait-elle, nous a toujours semblée sujette à des bizarreries que la supériorité de son esprit savait dissimuler ou faire supporter. Nous ignorions, hélas, qu’il s’agissait de la marche inexorable d’un mal vers une fin affreuse ». Ainsi mes proches et ma famille me disent malade et définitivement perdue ? Qui les a informés ? Quel homme instruit de la maladie des âmes peut ainsi juger implacablement et définitivement les êtres qui lui sont confiés ? Que savent-ils ces médecins impatients, incapables d’écouter ? Que savent-ils de cette mélancolie qui remplit mon âme depuis si longtemps ? Je me sens comme dépossédée de moi-même, nue et sans défense. Quand serai-je délivrée du fardeau de la vie ?
Des forces invisibles m’accablent, mes ennemis m’entourent, me traquent. Je voudrais disparaître, me terrer dans un coin toute recroquevillée comme un animal aux abois. Cependant, une voix lointaine, celle de Lucile[129], chante comme dans un murmure : « Combien j’ai douce souvenance / Du joli lieu de ma naissance/ Ma sœur, qu’ils étaient beaux/ Les jours de France, ô mon pays / Sois mes amours, toujours. »...
Là, s’achèvent ces mémoires imaginaires, reflet le plus fidèle possible des événements réellement vécus et des sentiments qu’une femme éprouve en lisant le récit d’une telle vie.
Natalie de Laborde, comtesse de Noailles, duchesse de Mouchy, princesse de Poix, après de longues années de solitude, oubliée de tous, s’éteignit le 23 décembre 1835, dans son hôtel particulier rue du Rocher à Paris, veillée par plusieurs fidèles domestiques. Seuls, son époux et sa fille lui rendaient visite. On la disait devenue folle. Elle avait abandonné le Monde et le Monde ne lui pardonna pas. Elle est inhumée dans la crypte du château de Mouchy, à côté de son mari décédé un an avant elle.
La crypte du château de Mouchy
Son acte de décès :
« La duchesse de Mouchy est décédée le 14 janvier 1836 à son domicile, rue du Rocher, décès constaté par Ch. Goillot, Officier d’Etat civil sur déclaration de Conrad Jacques Vabrane de Nicolaï rentier âgé de 58 ans et de François Bousquet âgé de 40 ans »
Le certificat de notoriété est signé par Antonin Claude Dominique, Just de Noailles, duc de Poix, commandeur de l’ordre royal de la Légion d’honneur, ancien ambassadeur, Place Beauvau à Paris et par Armand Maximilien François Joseph de Saint Georges marquis de Vérac, 21 rue de Varennes à Paris. Elle a laissé pour seule héritière de ses biens, sa fille. »
NOTES
[1] Natalie Luce Léontine de Laborde (1775-1835) Fille cadette de Jean-Joseph de Laborde, banquier de la cour de Louis XV et de Rosalie Nettine, fille de Barbe-Louise Stoupy, banquière de la cour d’Autriche à Bruxelles et de feu Mathias Nettine, trésorier du duc de Lorraine.
[2] Durand (Yves), Les fermiers généraux au XVIIIème siècle. Maisonneuve et Larose, 1996. p 484,
Bronne (Carlo) « Un couple brillant, les Laborde », Revue de Paris, novembre 1969.
[3] D’Ormesson (Jean) Mon dernier rêve sera pour vous, une biographie sentimentale de Chateaubriand, Lattès 1982, p. 121 et suivantes. « L’enchanteur » est François René de Chateaubriand (1768-1848) qui rencontra Natalie en 1805.
[4] Chateaubriand peint Natalie sous les traits d’Armide dans le Génie du Christianisme.
[5] Laborde fait travailler les artistes de son temps : Vernet, peintre de marines qui lui rappelle Bayonne et son pays natal, Greuze qui peint les portraits de sa famille, Hubert Robert, peintre des ruines » qui invente son pittoresque parc.
[6] La Ferté-Vidame dans le Perche. Jean-Joseph de Laborde avait acheté cette illustre seigneurie en 1764 à la petite fille héritière du duc de Saint-Simon et s’était attaché à transformer l’antique forteresse en une demeure princière, au sein d’une forêt bien entretenue, magnifique terrain de chasse.
[7] de Laborde (Jean-Joseph) « Mémoires des principales circonstances de ma vie que j’ai rédigées pour servir d’instruction à mon fils et qui contiennent, avec mes principes et mes opinions sur le commerce, sur les finances et sur les parties relatives à ces deux objets d’administration, les événements qui se sont passés sous mes yeux, depuis que le Roi m’a choisi pour son banquier ». 132 pages achevées en 1766 et conservées dans des archives privées. Ce document a été présenté par Yves-René Durand dans l’Annuaire de la Société de l’Histoire de France, années 1968-1969. Paris, Librairie Klincksieck. Un deuxième volume annoncé n’a pas été retrouvé.
[8] Petit de Bachaumont (Louis), Mémoires secrets pour servir à l’Histoire de la République des lettres en France réédité à Londres chez John Adamson 1788 Tome 31, p 270, 272 et suivantes : Ce célèbre et talentueux mémorialiste est connu pour avoir la dent dure. « M. de Laborde fait exécuter ici un jardin anglais, sans contredit un des plus curieux qu’on puisse imaginer. D’ailleurs, il n’y avait qu’un pareil Crésus capable d’y suffire ». Après avoir dressé ce portrait peu flatteur, Bachaumont change d’avis après une visite à Méréville en avril 1786 : « J’avais une fort mauvaise idée de ce financier ; mais je me suis réconcilié avec lui depuis que j’ai vu qu’il faisait cet usage, sinon le meilleur mais au moins agréable et utile, de ses richesses ».
[9] Pauline, Louise, Josèphe de Laborde (1767-1792), l’ainée des deux filles, épouse en 1783 Jean-François de Pérusse, baron des Cars (1747-1822), futur duc.
[10] Deux des quatre fils Laborde, Edmond, J.J. de Laborde de Marchainville né en 1762, lieutenant de vaisseau et Ange Joseph de Laborde de Boutervilliers né en 1766, qui participaient à l’expédition de La Pérouse périrent le 13 juillet 1788 « aux côtes de la Californie » alors qu’ils portaient secours à des compagnons en détresse. Une inscription sur la colonne rostrale dans le parc de Méréville rappelle le tragique accident.
[11] Maurois (André) Adrienne ou la vie de Madame de La Fayette, Hachette, 1960, p 63.
[12] Durand (Yves), Op cité. p. 372. Tableau de Greuze La bonne mère peint en 1769 conservé aux archives privées Laborde. Une copie de ce tableau est conservée au musée de Tournus, ville natale de Greuze. Le tableau représente Rosalie de Laborde et sa mère Barbe Stoupy, toutes deux pressées d’enfants, dans un cadre chaleureux et simple. Elles accueillent le maître de maison Jean-Joseph de Laborde, de retour de la chasse. Le public fut enthousiasmé par cette image de famille. Madame Geoffrin au contraire dénigre cette « ribambelle d’enfants ». Le couple eut sept enfants : François (1761-1802), Edmond, (1762-1788), Ange, (1766-1788), Pauline, (1767-1792), Justine née en 1767 décédée au berceau, Alexandre (1773-1842) et Natalie (1774 -1836).
[13] Baron de Frénilly (1768-1848), Souvenirs d’un ultraroyaliste, Histoire en Mémoires, Perrin 1987, p 37, n. 4.
[14] De Laborde (Jean Joseph) Mémoires op.cit. p. 116.
[15] Le duc de Penthièvre (Louis Jean Marie de Bourbon 1725-1793, petit fils légitimé de Louis XIV et de Mme de Montespan), avait hérité d’un patrimoine foncier considérable. En 1784, Louis XVI s’empara de sa chasse de Rambouillet et lui proposa pour le dédommager d’acheter La Ferté-Vidame qui appartenait à Laborde. Celui-ci, contraint de vendre dut se rabattre sur Méréville. En octobre 1785, à Fontainebleau, le roi confère à Laborde le titre de marquis, transmissible.
[16] Allusion à Louis XIV qui, en 1661, invité à Vaux-le-Vicomte à la somptueuse réception offerte par Fouquet son surintendant des finances et ébloui de tant de beauté, de richesses et d’art, ne put contenir sa jalousie et fit enfermer son hôte à la forteresse de Pignerol où il mourut vingt ans plus tard.
[17] Minutier central de Paris, Acte de vente chez Me Duclos-Dufresnoy XLVIII C 290. Acheté à la famille de La Tour du Pin en octobre 1784, Méréville était un manoir modeste avec l’avantage cependant d’être plus proche de Paris ou Versailles.
[18] De Cayeux (Jean) Hubert Robert Fayard, 1989.
19 Documents microfilmés aux AD 91 Cote 329.
[20] Cette large voie, d’abord appelée avenue Laborde, a été rebaptisée en 1945 avenue du Général de Gaulle. On peut encore y voir quelques maisons caractéristiques de cette époque.
[21] Inventaire des objets qui se sont trouvés à Méréville, Maison de Laborde ci-devant banquier de la cour condamné à mort. Bibliothèque centrale du Museum national d’Histoire naturelle. Classement Linné selon le rapport de Thouin, 1794.
Chateaubriand (Céleste de), Mémoires et lettres, « Jadis et naguère », Henri Jonquières éditeur, 1929. p 19 et 22. Céleste de Chateaubriand qui venait aussi parfois à Méréville, écrit en 1830 : « Ces pins, tirés des pépinières de Méréville et que nous devons à M. de Laborde sont actuellement des arbres que les Alpes ne renieraient pas ; les cèdres surtout sont d’une beauté remarquable ».
[22] Registre paroissial de Méréville du 14 mars 1788 à 18 h : Le temple, presque achevé, s’enfonce de plus de 25 pieds du côté de la rivière ensevelissant cinq compagnons.
[23] 89 en Essonne, n°1 Comité de Recherches sur les Révolutions en Essonne p 54 à 60. Deux articles sur l’orage du 13 juillet 1788 qui balaya et dévasta entièrement les récoltes à la veille de la moisson.
[24] Le tableau du peintre Nicolas André Masiau intitulé « Louis XVI donne ses instructions à La Pérouse » rappelle les préparatifs de cette importante expédition scientifique (partie le 29 juin 1785, jamais revenue). Il est possible que Laborde ait financé une partie de cette expédition, les deux frères ayant été exceptionnellement embarqués comme surnuméraires. Le tableau a été commandé sous la Restauration par Louis XVIII en 1817 pour montrer l’intérêt de son frère aîné pour les entreprises maritimes.
[25] La Pérouse (J.F de), Voyage autour du monde sur l’Astrolabe et la Boussole LD/Découverte 1991, p 112 et suivantes. Dans la baie des Français, sur une stèle dressée au 58°37’lat. N et 139°50’ Long. O, on peut lire : « A l’entrée du port, ont péri vingt-et-un braves marins ; qui que vous soyez, mêlez vos larmes aux nôtres. »
Hans-Otto Messmer, La Pérouse, le gentilhomme des mers, Printer Industria, Paris France Loisirs 1990 p 194.
[26] - Lesseps (J.B.B de) Le Messager de Lapérouse, Du Kamchatka à Versailles, récits introuvables, Pôles d’images, 77630 Barbizon.
[27] Pasquier (Etienne-Denis) (1767-1815), Souvenir du Chancelier Pasquier Hachette 1964, ch. II, « La Révolution », p 41 et suivantes.
Baron de Frénilly, op.cit. p 91.
[28] Durand (Yves) « Mémoire de Jean-Joseph de Laborde » op cité, p 95.
Madame du Deffand, (1742-1780) Lettres. « Le Temps retrouvé », Mercure de France, 2002. Dans une lettre du 3 mars 1770 à Horace Walpole p 327, 328, 329, elle raconte : « M. de Choiseul apprit cet événement, dont, si l’on n’y avait remédié promptement, il pouvait s’ensuivre une banqueroute générale.
[29] Bruguière (Michel) Gestionnaires et profiteurs de la Révolution, Paris, Olivier Orban, 1989, p 37. François Nogué a épousé la sœur aînée de Laborde, Jeanne Orosie de Laborde
[30] de Laborde (François), Opinion de M. de Laborde de Méréville sur le plan proposé à l’Assemblée nationale par le comité chargé de l’examen des plans de finances et Discours pour l’établissement d’une banque publique 5 décembre 1789 Paris Imprimerie nationale 1789
Mémoires de l’Abbé Morellet ; Sur l’Académie française, sur le XVIIIème siècle et la Révolution, Paris, Mercure de France, « Le Temps retrouvé », t. LII, 1988, p. 278-280.
[31] Ce fut l’un des grands débats de l’Assemblée constituante. Fallait-il inscrire, à côté du mot « droits » le mot devoirs ?
[32] Le code noir avait été élaboré par Seignelay, fils cadet de Colbert, en 1685 pour fixer un règlement entre les maîtres et leurs esclaves afin d’éviter les abus.
[33]- Rousseau (Jean-Jacques) Discours sur l’origine et le fondement de l’inégalité parmi les hommes (1755). Natalie laisse éclater son amertume contre l’idéalisme du philosophe lors d’un « pèlerinage » au tombeau de Rousseau à Montmorency en compagnie de Molé amoureux d’elle et qui a été bouleversé par ses propos (Mémoires de Molé).
[34] Registres de délibérations du conseil municipal de Méréville
Forteau (Charles) «Méréville sous la Révolution », registres municipaux, Etampes 1899 et 89 en Essonne, Comité de Recherches sur les Révolutions en Essonne Cahier n°6, p 3 à 15
[35] Delécluze (Etienne J.), David, son école et son temps, Macula 1983.
[36] Ozouf (Mona), La fête révolutionnaire (1789-1799) Folio histoire 22 p. 91 La fête de la Fédération : « Ce n’est pas seulement splendeur esthétique, c’est aussi que le simple fait du rassemblement paraît alors une prodigieuse conquête morale ».
[37] Etampes-Histoire cahier n° 17 année 2020 : Regards sur la Tour Trajane.
[38] De Laval (Xavier), Le songe de Thermidor, Madame Tallien dans la tourmente, 1988, Ed. Soline. Thérésia Cabarrus (1771-1835).
[39] Archives nationales : Minutier central : Etude Duclos Dufresnoy XLVIII 339, Le contrat fut signé à Paris le 23 mai 1790.
[40] De Zurich (Pierre), Une femme heureuse, Madame de la Briche. « De son côté, la duchesse de Chaulnes, lors du mariage de son fils avec la sœur du financier Bonnier de la Mosson, s’excuse avec cynisme de ce qui est pour elle, une mésalliance : «Il faut bien du fumier pour engraisser ses terres », dit-elle.
- Journal de la marquise de la Tour du Pin. Chapelot 1913. p 134 239, 265 et 266. La marquise de la Tour du Pin, évoque le mépris de la vieille noblesse (qu’elle n’approuve pas) à l’égard des anoblis parvenus.
[41] Rousseau (Jean-Jacques) Rêveries d’un promeneur solitaire. Certains herbiers sont conservés au Museum d’Histoires naturelles.
[42] Futur Louis XVIII, émigré en Russie puis en Prusse orientale, il rentra en France 25 ans plus tard, à la chute de Napoléon, en 1815
[43] Charles de Noailles-Mouchy, l’époux de Natalie (1771-1834), est le fils aîné de Philippe Louis Marc Antoine (1752-1819) prince de Poix et de la duchesse Anne Louise de Beauvau (1750-1834).
[44] Elle n’a pas reçu seulement l’éducation des jeunes filles accomplies qui savent tenir leur rang dans le monde mais elle possède aussi une instruction éclectique puisée dans la bibliothèque de son père et qu’elle enrichira tout au long de sa vie. Elle peut donner la réplique à Chateaubriand sur l’Antiquité et le Moyen-Age : Il l’appelle sa docte fée, elle lit et commente Montaigne, parcourt le monde sur les mappemondes et les cartes avec ses frères et se montre particulièrement douée pour tous les arts, surtout le dessin.
[45] « Languedoc » Les Noailles sont de vieille noblesse d’épée. Languedoc rappelle le nom de son régiment.
[46] - Comte Pierre de Zurich, Une femme heureuse, Madame de la Briche (1755-1844), Paris Boccard 1934). Le bal qu’elle évoque fut un épisode exceptionnel de la vie mondaine en 1791 : « Blanche et rose sous sa couronne de cheveux blonds, resplendissante de grâce et de beauté faite de la pureté des lignes illuminées de la pureté de la première jeunesse, elle (Madame de Noailles) fit une telle impression dès ses premiers pas dans le salon que toute conversation cessa net. Souple de taille, la physionomie à la fois hautaine et douce, pure et voluptueuse, contraste piquant et d’une séduction incomparable, elle salua la maitresse de maison et fut s’asseoir d’une façon de reine ». Rapporté par Jacques Marquet de Montbreton, baron.de Norvins dans ses Mémoires. Voir aussi Célestine de Vintimille, comtesse de Greffulhe (puis comtesse Philippe de Ségur) qui évoque de manière semblable un bal qu’elle situe à l’ambassade de Naples. Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves Cercle du bibliophile 1962 ; Le bal p. 42.
[47] Marquise de la Tour du Pin (1770-1853) Journal d’une femme de cinquante ans. Le temps retrouvé, Mercure de France XXVIII p 135 : « J’allais souvent au spectacle avec la jeune Mme de Noailles, dont la mère, Mme de Laborde, ne sortait pas. D’ailleurs, la fierté des Mouchy, des Poix, son beau-père, qui m’aimait beaucoup ne se serait pas arrangée d’un pareil chaperon. On avait bien voulu des écus de Mlle de Laborde mais on reniait un peu ses parents ».
[48] Pauline décède au Mont Dore en 1792 où elle était allée se soigner.
[49] Le comte d’Artois, deuxième frère de Louis XVI, futur Charles X; il quitte Paris le même jour que la famille royale, prend un autre chemin et réussit à émigrer. La monarchie ayant été « restaurée » en 1815, il sera roi à la mort de son frère Louis XVIII.
[50] Comtesse de Boigne, née d’Osmond. Mémoires, récit d’une tante. Mercure de France XXIII T 1 p 78-85. Récit de la fuite du roi raconté par son père, M. d’Osmond qui était à la Cour à ce moment-là et dans la confidence du départ.
Mémoires de la Marquise de la Tour du Pin, op. cité.
[51] Antoinette, Charlotte, Rosalie, Léontine de Noailles, (22 juillet 1791- 1851 à Mouchy-le-Châtel).
[52] Rebaptisée rue Cerutti après le départ en émigration du Comte d’Artois devenu ennemi de la Nation.
[53] A la fin de juillet 1789, les paysans alarmés par des rumeurs sont pris de panique et pillent les châteaux, brûlent les registres des impôts seigneuriaux. C’est la grande peur qui fait fuir intendants et nobles. Ce fut la première émigration.
Vidalencq (Jean) Les émigrés français (1789-1825) - Espinchal (Joseph Thomas Anne, comte d’) Journal d’émigration p 38, 74, 153,218, 253, 286,315, 347,405Arsenal NF 41411
Turquam (Joseph) Les femmes de l’émigration 1789-1818) p 133 et suivantes, Bibliothèque Mazarine 67762. 26985;
Reinach-Foussemagne (Comtesse de) 1764-1842) La marquise de Lage de Volude en émigration (1764-1842) Librairie académique Perrin, 1908. 3ème édition ch. IV
[54] Vigée-Lebrun (Elisabeth) (1755-1842) Souvenirs tome 1 Lettre XII p 131. Elle quitte la France en catastrophe en 1790 sans avoir eu le temps de faire le portrait de Natalie : « Il s’agissait seulement de sauver sa tête. En conséquence, je fis charger ma voiture et j’avais mon passeport pour partir le lendemain avec ma fille et sa gouvernante ». Elle parcourt l’Europe : Italie, Allemagne, Russie, Autriche pendant les 11 années de son émigration, vivant partout avec succès de son art.
[55] De Cayeux (Jean), Hubert Robert, Fayard, 1989, p. 291, 292. Arrêté lui aussi le 29 octobre 1793, suspect pour avoir peint et fréquenté des personnages de la Cour.
[56] La noblesse est divisée profondément. La haute aristocratie bénéficiaire de « pensions » à la Cour forme le groupe des Ultras et rejette les nouveaux arrivés en émigration qui ont adopté la constitution et ont fui après le 10 août.
[57] D’Espinchal (Joseph Thomas Anne, comte d’), Journal d’émigration (1791) Bibliothèque de l’Arsenal, usuels : « Nous apprenons le passage du comte d’Artois à Vienne le 18 (août)... Il a logé chez l’ambassadeur d’Espagne ne voulant pas voir le constitutionnel marquis de Noailles... » !!!
[58] Charge importante et lucrative qui permet d’être le représentant du roi auprès des agents étrangers et des princes ; il organise les réceptions et distribue les subsides à l’armée à l’étranger.
[59] - Mémoires de la Marquise de la Tour du Pin p 145 : « le corps d’armée commandé par La Fayette pour passer en pays étranger, avec une niaiserie de confiance qui ne saurait s’expliquer... »
- D’Espinchal op. Cité. Arsenal NF 41411 Perrin 1912
- Castries (duc de) La Fayette Taillandier 1981 : Le 19 août 1792, menacé d’arrestation à Paris, La Fayette, rejoint par Alexandre de Lameth et vingt-et-un officiers d’Etat-Major dont La Tour-Maubourg et Charles de Noailles tente d’émigrer. Mais ils furent arrêtés par des sentinelles autrichiennes vers Liège. Seul, Lafayette resta en prison.
[60] Barante (baron de) Archives : lettre de Natalie à Barante (1791) : « j’ai trouvé mes parents (M. et Mme de Laborde) tranquilles et de fait et d’esprit...Ils croient passer l’hiver ici (à Méréville), espérant bien vous y voir et n’y présument pas d’obstacles ; je ne suis pas aussi assurée qu’eux». Natalie a raison : Son père sera arrêté à Méréville sur dénonciation de Paris.
[61] Archives Méréville, registre des délibérations du Conseil Municipal. Madame de la Briche, née Prévost fille d’un fermier général, veuve du sixième Lalive (de la Briche). « Le premier juin 1793, quittant son château du Marais où elle ne se sent plus en sécurité, accompagnée de Marie Prévost 74 ans (sa mère), d’Alexise, 11 ans dite Caroline et de deux femmes de chambre, Madame de la Briche est enregistrée à Méréville où elle vient se réfugier. C’est là qu’elle commence la rédaction d’un « journal fait pendant la Révolution en France ».
[62] Marquise de la Tour du Pin, op.cité p 135. « Je soupais souvent à l’hôtel de Laborde, rue d’Artois, avec Mme de Poix. On y entendait toujours de la très bonne musique, exécutée par tous les meilleurs artistes de Paris ». Et p 20 « S’il avait sa loge à l’Opéra, ce n’était pas pour se montrer mais pour jouir du spectacle ».
[63] Le 5 septembre 1793, « la Terreur est mise à l’ordre du jour », avec la loi des suspects qui organise des comités révolutionnaires avec tribunaux d’exception envoyés en mission dans les départements et des comités de surveillance. La Terreur prend fin avec la conjuration contre Robespierre le 9 thermidor, mais pas la disette, ni la guerre, ni les règlements de compte. La Terreur blanche remplace la Terreur rouge.
[64] Le terme de paquebot, dérivé de l’anglais packet boat, désignait à l’époque des navires transportant le courrier et parfois quelques passagers.
[65] D’Ormesson (Jean) (1924-2017) Mon dernier rêve sera pour vous, une biographie sentimentale de Chateaubriand opus cité p 122 et suivantes
Cosson (Chevalier de) alias « Nossac » (1769-1861) Mémoires Bibliothèque de l’Arsenal (Usuels)
Daudet (Ernest) Histoire de l’émigration. Bibliothèque de l’Arsenal.
[66] A Londres, les émigrés choisissent leur quartier de résidence selon leurs moyens et se regroupent par classes sociales ; certains, oisifs, ne vivent que du crédit sur leur nom prestigieux, d’autres inventent des travaux utiles pour survivre.
[67] Vintimille du Luc (Célestine) Mémoires.
Du Hausset (Madame) Mémoires sur Louis XV et sur Madame de Pompadour Mercure de France T. XL. Charles René Félix comte de Vintimille du Luc (1766-1806), fils de Charles-Emmanuel Vintimille du Luc né en 1741 à la Cour (fils naturel de Louis XV et de Pauline de Mailly), surnommé Demi-Louis tant il ressemblait à Louis XV. Il épouse en 1783, Marie-Gabrielle Artois Lévis (1765-1794) Dès 1789, il émigre, laissant sa famille à Paris. Son épouse, sa sœur et leur mère la Maréchale de Lévis sont guillotinées à la barrière du Trône le même jour, 10 juillet 1794 ; les 3 petites filles du couple abandonnées à Paris sont cachées, sous la garde de Julie leur bonne. De retour en France, il séjourne à Méréville avec ses filles avant de partir à l’armée d’Italie où il disparut.
[68] Turquan (Joseph) Les femmes de l’émigration. Bibliothèque Mazarine 67762
Rosalie Gérard dite la Duthé (1748-1830) ou Mlle Duthé, danseuse à l’Opéra, ancienne maîtresse du comte d’Artois règnait encore sur la vie mondaine des exilés riches à Londres.
[69] Jeanne Orosie de Laborde (1717-1792), sœur de Monsieur de Laborde, épouse de François Nogué. Leur fille, Jeanne-Marie, veuve de Rollin d’Ivry, sera guillotinée avec son mari dans la même « charrette » que Laborde.
[70] Note 63 p 25 La loi des suspects, dite de prairial, (décret du 17 septembre 1793) permettait d’arrêter tous ceux et toutes celles qui, « par leurs relations de famille ou d’amitié, leur attitude ou leur rôle en public, leurs discours présents ou passés, leur classe sociale, doivent être considérés comme défavorables au régime nouveau. »
[71] Hérissay (Jacques) Les aumôniers de la guillotine (1793-1794) Bloud et Gay 1935 p 141
De Noailles (Louise Charlotte) Journal des Prisons (1745-1832).
[72] Acte enregistré à l’Etat civil de Méréville.
[73] A.N. W 19 /965.
Dossier à la Préfecture de Police de Paris, rue des Carmes 1bis. Incarcéré à la Mairie (dépôt), puis à la Conciergerie puis transféré à l’hospice le 27 pluviôse an II, François Laborde disparaît des registres étant déclaré mort. On racontait qu’il avait été sorti avec les morts grâce à des complicités largement payées.
[74] Malade, il meurt en 1802.
[75] Préfecture de Police, rue des Carmes, Paris. Dossier Jean-Joseph de Laborde, ci-devant banquier de la Cour : Incarcéré au Luxembourg (23 brumaire an II , 13 novembre 1793), transféré à la Maison de santé Mahay le 5 décembre, extrait le 31 janvier 1794, envoyé à Sainte Pélagie le 3 avril, réintégré chez Mahay le 18 avril, déposé à la Conciergerie, condamné à mort. AN.W 173.
Delécluze (Etienne) David. P 42, 43, 44. Enfant, Etienne, avec sa mère, assiste par hasard au passage du convoi : il remarqua « un vieillard de haute stature portant noblement sa tête jusqu’au moment suprême : c’était le père de Madame de Noailles, M. de Laborde, Banquier de la Cour.... »
[76] Blanc (Olivier) La corruption sous la Terreur (1792-1794) Aubin imprimeur p 157. Certaines maisons de santé s’étaient opportunément reconverties. Les tenanciers en profitaient pour accueillir des prisonniers « malades » et surtout fortunés qu’ils rejetaient en prison quand ils ne pouvaient plus payer. Laborde alla dans la maison de la citoyenne Marie-Catherine Mahaye, femme Reuche, rue du Chemin vert le 18 pluviôse. La Maison Belhomme fut la plus célèbre de ces pensions.
[77] Perey (Lucien) Histoire d’une grande dame au XVIIIème siècle, La Comtesse Hélène Potocka Paris Calmann-Levy p 296 (daté après l’abolition de la liste des émigrés en avril 1802).
[78] AN W 173 Acte d’accusation Envoyés au Tribunal révolutionnaire le 21 germinal an II « Pour avoir conspiré contre le peuple français », condamnés à mort le 21 mars 1794 et guillotinés le 24. C 5408 Per 8°1053 Le passage quotidien des charrettes du tribunal révolutionnaire par la rue Saint-Honoré jusqu’à la rue royale indisposait ce quartier populaire saisi de dégoût et d’horreur, obligé de fermer chaque jour les boutiques sur le passage. Leurs doléances furent entendues et à partir du 9 juin 1794 (21 prairial), l’échafaud fut transporté à la Porte Saint-Antoine.
[79] AN Dossier Laborde : Dernier billet de Madame Delaborde à son mari à la Conciergerie : « Le citoyen Gauthier veut bien se charger, mon cher ami, de vous remettre cette lettre ; prenez courage mon ami, ayez l’énergie qui convient à votre innocence. Je suis sans cesse avec vous. Ah, mon ami, je vous aime avec une tendresse sans égale.
Cette lettre était écrite hier soir, mon cher ami, j’y ajoute ce matin suivant les avis du citoyen Gauthier. Du courage mon ami, et Dieu nous bénira. Je vous aime au-delà de toute expression. »
[80] Le Luxembourg était aménagé en prison : la grille extérieure surélevée, palissades et cordon de sentinelles empêchaient de s’approcher pour faire signe aux prisonniers à l’intérieur.
[81] Préfecture de Police 1 bis rue des Carmes. Feuilles de prison W85/202, 177, 95.
La prison de La Force, anciennement l’hôtel des ducs de la Force, était affecté à la détention des filles de mauvaise vie. Après le 10 août la Petite Force devint une prison politique où furent détenus Madame de Tourzel, sa fille, la princesse de Lamballe, Vergnault, Kersaint et d’autres. Inculpées de « manœuvres contre-révolutionnaires », Natalie et sa mère y furent d’abord incarcérées puis transférées à la Maison de la Justice et de l’Egalité dite Duplessis (l’ancien hôtel des Fermes transformé en prison) : P.P : Registres 317-318 pour 1793 et 300 pour 1794.
[82] La municipalité de Méréville a continuellement tenté de protéger les personnes et les biens Laborde. (Protestation contre l’arrestation, retard de la vente du domaine). Le maire Sans-Culottes, Yvoy avait été le maître serrurier de Laborde à La Ferté-Vidame et l’avait suivi à Méréville. (Voir le n°7 de 89 en Essonne : Nouveaux pouvoirs et citoyenneté. Le domaine mis sous scellés ne sera finalement pas vendu. La municipalité installe Natalie et sa mère dans le logement inoccupé du ci-devant curé.et qui leur appartenait.
[83] Autre célébrité : C’était en 1784 que le Prince de Galles avait rencontré Maria Fitz-Herbert (1756-1837), deux fois veuve. Il finit par épouser secrètement cette bourgeoise irlandaise et catholique le 15 décembre 1785. Mais ce mariage est considéré comme nul par la monarchie. Il se marie donc officiellement avec Caroline de Brunswick en 1795 et n’en continue pas moins les relations avec Maria tout en restant l’intime de Charles de Noailles.
[84] Le régisseur du château.
[85] Chevignard (Bernard), Souvenirs de Saint John Crèvecoeur onnage de Julie dans La Nouvelle Héloïse. Amie intime du poète Saint-Lambert, elle reçoit tous les écrivains, artistes, scientifiques, voyageurs étrangers dans son salon, le jeudi, pendant plus d’un demi-siècle et semble avoir été un personnage apprécié par tous pour son équanimité et sa bienveillance.
[86] Delécluze (Etienne-Jean) David, son école et son temps Souvenirs Ed. Macula 1983. Nouvelle édition annotée par Mouilleseaux. (Jean-Pierre) Collection Vivants piliers. Ch.1 et 2 p 33 et suivantes. Louis David (1748-1825) Peintre de scènes historiques ; il règne à la fois pendant la Terreur où il est un des tout-puissants membres du Comité de Sûreté générale. Nous lui devons un grand nombre de tableaux très célèbres notamment le Serment du jeu de Paume où figure François de Laborde.
[87] Delécluze (Etienne) David p 14 et suivantes : Charles Moreau, artiste, lauréat du grand prix d’architecture est chargé de conseiller et de surveiller les études d’Etienne Delécluze et de Natalie dans l’un des ateliers de David.
Moreau avait « la trentaine, bien fait de sa personne... il ne courait pas follement après la gloire. » Entre eux (avec Natalie), la conversation... était devenue libre, ce qui contribua à vivifier l’esprit d’Etienne et à lui faire poursuivre ses études avec plus de verve et de suite ».
[88] Les fermiers continuent comme avant la Révolution à ravitailler les Parisiens qui possèdent encore des châteaux. Mais le peuple subit la disette générale. La Révolution n’a pas apporté l’égalité.
89 Natalie a entrepris des démarches souvent humiliantes pour faire radier son frère Alexandre de la liste des émigrés. Elle invite chez elle, mais en vain, Madame de Chastenay amie de Barras qui la décrit ainsi : « Elle (Natalie) chanta en s’accompagnant ; les belles nattes de ses cheveux blonds se détachèrent ; elle dansa enfin je ne sais quelle cosaque dont on me fit jouer l’air au piano. C’était Aspasie dans tous ses charmes. Madame de Chastenay n’a pas jugé utile de plaider pour une aussi belle femme.
Elle s’inscrit alors au cours de dessin du tout puissant David espérant qu’il interviendra. Ses compagnons se demandent ce que cette dame vient faire dans cet atelier jusqu’au jour où avec l’expression d’une joie vive, elle leur apprend que son « frère, revient de l‘armée de Condé, et d’ici huit jours il sera à Paris ». David serait-il intervenu ?
90 Pasquier (Etienne, Denis) (1767-1815) Souvenir du Chancelier Pasquier Hachette 1964. Madame Pasquier était née Anne-Sophie de Serre de Saint-Roman.
91 Legrand (Maxime) Etampes pittoresque t 2 ; Souvenirs rapportés par la Revue des Deux Mondes de 1888 consacré par M. Bardoux à Mme de Custine : « Au commencement de l’Empire, Méréville revit les beaux jours passés. Chateaubriand relisait sous les ombrages de Méréville devant un cercle de femmes choisies... des chapitres des Martyrs.
Chateaubriand (René de) Correspondance générale Mémoires d’Outre-Tombe t 1 (1789-1807) BN Herriot (Edouard) Madame Récamier et ses amis Gallimard 1934 p 292.
[92] Armaillé (Comtesse) Souvenirs de Célestine de Vintimille rédigés par sa fille la comtesse d’Armaillé. Revue des questions historiques 1934.
« La grande mode était alors de dessiner d’après nature et personne ne voyageait sans son album, ses crayons et ses boites de couleur... Nous vîmes à Méréville Mlle Mélanie de Périgord qui allait épouser M. juste de Noailles. Nous vîmes Chateaubriand. Son arrivée, moment le plus intéressant : Sa réputation littéraire, sa noble conduite après l’assassinat du duc d’Enghien le plaçait au premier rang. Nous pouvions le regarder et l’écouter tout à notre aise, il ne faisait aucune attention à nous... ».
[93] Frénilly Le Marais, p 190 « Le Marais était encore plein des souvenirs de Florian, de la Harpe, de Marmontel, de Ducis, de l’abbé de Lille... »
[94] Enfin radiés de la liste des émigrés à la faveur de l’amnistie du 16 prairial an VIII (5 juin 1800). Bonaparte comptait ainsi rallier la noblesse.
[95] Frénilly (op.cit.) raconte p 185 « Aux premiers jours du printemps (1799), Terray et moi fîmes partie de suivre ensemble les cours de botanique de Desfontaines... A sept heures du matin...dès le premier jour, Terray crut déserter. La première personne qu’il aperçut en entrant dans la salle fut Madame de Noailles, encore belle à amollir les pierres et qui était venue se loger à deux pas de là pour suivre le cours. Cette Alcine l’avait aimé, comblé puis trahi, comme tant d’autres, et il avait pris la chose au sérieux. Il devint de toutes les couleurs ; elle lui envoya un sourire aimable et resta blanche et couleur de rose ».
[96] Noailles (Vicomtesse Léontine de Noailles), fille unique de Natalie Vie de la princesse de Poix, née Beauvau. « Je devenais veuve en novembre 1812 après trois années de mariage ».
[97] Perey (Lucien) Histoire d’une grande Dame au XVIIIème siècle, la comtesse Hélène Potocka Calmann-Lévy 1905 p 296 (description de Paris, sort des absents, mœurs nouvelles).
[98] Minutier Central ET/XLVIII 4 floréal an XI (23 avril 1803 Liquidation des droits, reprises et créances de Dame Rosalie Claire, Josèphe Nettine, veuve de Jean-Joseph de Laborde (Etude Robin).
Les biens fonciers étaient vendus, (sauf Méréville) et les avoirs financiers anéantis. Il ne restait pas grand-chose de l’immense fortune de Laborde avant la Révolution.
[99] Chateaubriand (François-René vicomte de), (1766-1848) époux de Céleste Buisson de la Vigne, écrivain, homme politique : « Je voudrais être Chateaubriand ou rien » déclare Victor Hugo.
Bertaut (Jules) Vie privée de Chateaubriand. p 103 et suivantes Bibliothèque de l’Arsenal NF93151.
Maurois (André) René ou la vie de Chateaubriand Grasset 1985 p 128 et suivantes.
Buffenoir (H) Les amies de Chateaubriand : « Le cœur de Chateaubriand était pareil à ces autels antiques sur lesquels se succédaient les offrandes et les victimes. » Chapitre : La duchesse de Mouchy.
Boigne (Comtesse de) née d’Osmond, Mémoires: T 1 Du règne de Louis XVI à 1820 p 202 à 207.
Clément (Jean-Paul) Chateaubriand Flammarion 1998.
Chateaubriand Mémoires d’Outre-Tombe (4 volumes) Edition du centenaire Flammarion 1947.
[100] Pasquier (Etienne-Denis) (1767-1862) op.cit. p 56,57...
Oulié (Marthe) Le Prince de Ligne, un grand seigneur cosmopolite Au XVIIIème siècle Hachette, 1927 p 112.
[101] Molé (Mathieu, Comte 1781-1855) Souvenirs de jeunesse : « De retour à Paris, La Harpe converti allait reprendre son cours de littérature au lycée. Je suivis ses leçons. Un auditoire nombreux répondait par ses transports à l’enthousiasme du professeur. C’est là que je rencontrai pour la première fois M. d’Houdetot ... Il était toujours auprès de Mme de N. qui arrivait d’Angleterre et dont il paraissait fort occupé ».
[102] Oulié (Marthe) Le Prince de Ligne. P 11. Il raconte comment sur la route de l’exil, les dragons du Prince de Ligne recueillirent Chateaubriand, jeune sous-officier, à demi mort d’épuisement, le chargèrent sur leurs fourgons et le remirent en bon chemin, à Namur.
[103] Buffenoir (Hippolyte), Les amies de Chateaubriand 1898 : « Le cœur de Chateaubriand était pareil à ces autels antiques sur lesquels se succédaient les offrandes et les victimes »
[104] Madame de Chateaubriand, Mémoires et Lettres de Madame de Chateaubriand. Jadis et naguère, Jonquière 1929 p 19 et suivantes.
[105] Turquan (Joseph) (1854-1928) Le monde et le demi monde sous le Consulat et l’Empire d’après les témoignages des contemporains Paris, Montgredien et Cie 1897. p 74, 153, 306.
[106] Mémoires d’Outre-Tombe, XXIX t 1. Il retrouvera son épouse à Paris le 5 juin 1807
Mémoires et Lettres de Madame de Chateaubriand. Op.cit. p 19 et suivantes.
[107] Un superbe châle persan naturellement !
[108] Laborde (Alexandre de) Voyage pittoresque et historique d’Espagne Didot l’aîné 1806. Illustré de 250 dessins, par Vauzelle, Moulinier, Denon. Bibliothèque de l’Institut national de l’art, Les planches sont conservées dans la collection Jacques Doucet.
[109] Neuville (Baron Hyde de) 1756-1857. Mémoires et souvenirs. Chapitre VIII « Madame de Noailles était Mademoiselle de Laborde ; elle avait la distinction et tous les talents qui sont dans cette famille et ce qui vaut mieux encore beaucoup de bonté. Je n’ai pas connu une âme plus noble et plus généreuse. »
[110] Chateaubriand Itinéraire de Paris à Jérusalem. La Pleiade p. 212.