L’utilisation de chiens de berger en Beauce existe depuis longtemps. L’anglais Arthur Young, de passage dans l’Orléanais en 1790, découvre avec admiration « des troupeaux de quarante à cent têtes; les chiens les conduisent avec tant de sagacité qu'elles broutent dans les plus petits sillons sans toucher au grain (…) quand vous voulez faire attraper un mouton afin de l'examiner, le berger dit à son chien d'amener le troupeau autour de lui, ce qu'il fait en tournant graduellement autour, jusqu'à ce que le berger ait pris celui qu'il voulait avoir. » Il va de soi que cela implique un véritable dressage. Daubenton est un des premiers à s’intéresser à la question. Il publie en 1786 une « Instruction pour les bergers et pour les propriétaires de troupeaux » dans laquelle il décrit la difficulté de la tâche. Il rappelle d’abord le mal que les chiens peuvent faire aux animaux, puis il explique « qu’ils sont nécessaires dans les cantons où l’on rencontre des terres emblavées (…). Quand les moutons s’écartent du troupeau, le berger ne peut retenir que ceux qui sont près de lui, et à la distance où il peut jeter avec la houlette de la terre contre eux. Les chiens aident le berger dans la conduite du troupeau et défendent les moutons contre les loups s’ils sont assez forts ».
Leur rôle, plutôt défensif à l’origine, a évolué au fil du temps. Ils sont devenus des chiens de parcours destinés à encadrer et guider les moutons. Les déplacements exigent en effet une conduite précise des mouvements des troupeaux afin de gérer au mieux la pâture et d’éviter qu’ils ne fassent des dégâts aux cultures.
Fig 1 - Dans son roman La Terre (1887), Emile Zola décrit le berger typique du pays de Beauce, avec plusieurs centaines des moutons et deux chiens, et pour seule résidence une roulotte en période de pacage, et la grange de son patron en hiver.
Le berger travaille généralement avec deux chiens, « le chien de rive, ou hors d’homme, chien d’expérience, qui travaille presque seul avec peu d’interventions de l’homme et garde un ou deux côtés de la parcelle à pâturer à l’opposé du berger, l’autre, plus jeune et moins expérimenté, le chien de pied, qui reste auprès du berger et intervient essentiellement sur sa commande pour garder les deux autres côtés. Les chiens utilisés, chiens de plaine, sont d’assez forte taille et sont des trotteurs infatigables dont la fonction est de maintenir le troupeau sur la parcelle assignée". 1
Les cultivateurs utilisent alors n’importe quels chiens. Il faut attendre la seconde moitié du dix-neuvième siècle pour que l’on s’intéresse à une sélection des races. On organise désormais des expositions canines. En 1889, le vétérinaire Pierre Mégnin se contente encore de distinguer quatre « races » de berger français, parmi lesquels le berger de Beauce, mais en 1896 une commission cherche à déterminer leurs caractéristiques physiques. On distingue alors les chiens à poil ras, désormais appelés « beaucerons » sans que cela n’ait aucun lien avec la Beauce et les chiens à poil long, qualifiés de « briards ».
Fig 2 - En 1896, une commission patronnée par le ministère de l’agriculture et présidée par le vétérinaire Pierre Mégnin (1828-1905) opère une distinction sommaire entre bergers briards et beaucerons
Un club français du chien de berger, patronné et subventionné par le ministère de l’agriculture est fondé peu après par Emmanuel Boulet, un éleveur installé dans un village de l’Eure. C’est lui qui organise les deux premiers concours français de chiens de berger à Chartres en 1896 et à Angerville l’année suivante. Les objectifs principaux de cette association sont « d’encourager par tous les moyens possibles l’amélioration, l’élevage et le dressage de nos races si utiles de chiens de berger français, collaborateurs indispensables de la ferme en même temps que fidèles gardiens, et récompenser les meilleurs bergers. »
Le but des concours est donc de récompenser les meilleurs chiens mais surtout les meilleurs éleveurs. C’est sans doute ce qui suscite des tensions entre Emmanuel Boulet et Pierre Mégnin. Dans la revue « l’Eleveur », fondée par ce dernier, son fils Paul signe en effet un article qui tourne en ridicule le concours de 1896 et dénonce à mots couverts les intentions commerciales de son organisateur 2 : « Le club du chien de berger a saisi au vol l’occasion qui lui était offerte par la ville de Chartres, et à la suite d’une ridicule exposition canine, un beau dimanche eut lieu un concours sur le terrain. J’ai déjà dit qu’il avait assez bien réussi – c’était une nouveauté - mais les prix ont été attribués de façon à dégoûter les vrais amateurs et les bergers français de ce nouveau sport si utile. » Car c’est bien de sport qu’il s’agit désormais. En témoigne la Une de la revue « Le Sport universel illustré » qui annonce le concours d’Angerville en 1907.
Fig. 3 - Le Sport Universel illustré, publié de 1895 à 1943, se consacrait principalement aux concours équestres. Le choix de mettre à la Une le concours de chiens de berger d’Angerville semble indiquer qu’il s’agissait là d’un événement d’importance nationale.
Rien d’étonnant à ce que les premières compétitions aient été organisés en Beauce. En 1862, on compte 830 000 ovins rien qu’en Eure-et-Loir. Le choix d’Angerville dès 1897 est évidement à mettre en relation avec l’abbé Tessier, un enfant du pays, auteur en 1811 d’une « Instruction sur les bêtes à laine et plus particulièrement la race des mérinos » et qui fut le premier directeur de la Bergerie royale de Rambouillet à la veille de la Révolution.
Fig 4 - Lors du concours de 1907, la maison natale de l’abbé Tessier a été décorée et photographiée. Le choix d’Angerville dix ans plus tôt est de toute évidence lié à son rôle dans l’amélioration de la race ovine.
Désormais, la mode des concours est lancée. En 1911, un « Club des amis du Beauceron » est fondé. L’impulsion étant donnée, de grands fermiers et des propriétaires terriens subventionnent les expositions canines et organisent désormais les concours.
Fig 5 - Les propriétaires de chiens, fiers de leurs animaux, posent volontiers devant le photographe. Les bourgeois portent un chapeau, les bergers une casquette. Au centre, les officiels qu’il faudrait pouvoir identifier.
Les épreuves n’ont plus grand-chose à voir avec la réalité agricole. Le berger, son chien et quelques moutons doivent effectuer un parcours sans faute et réussir « l’épreuve de la banquette » sans se disperser, ce qui n’a rien d’évident si l’on en croit les cartes postales. C’est ce que constate aussi « L’Union agricole » de Chartres »3 en juin 1896 : « Les chiens de nos bergers de Beauce, plus habitués à la garde paisible de nos récoltes qu’à ces courses affolées, n’étaient pas dans leur élément ; ils cherchaient bien au commandement à prendre leur rail, mais ne parvenaient pas à maintenir ce lopin de moutons dans la piste qu’ils ne devinaient pas ; qu’ils ne pouvaient pas prendre pour un de nos chemins étroits bordés de récoltes ».
Fig 6 - Le parcours à effectuer par le troupeau comporte une série d’obstacles. Le jury observe son déroulement et met des notes.
Fig 7 - Le berger et son chien conduisent quelques bêtes sur le parcours aménagé pour l’’occasion.
Fig 8 - L’épreuve de la banquette exige du berger, du chien et du troupeau une discipline parfaite…
Fig 9 -Mais ce n'est pas toujours chose facile !
Fig 10 - La manifestation a attiré une foule importante. Dans la tribune, les hommes sont en costume et les femmes sont en robe longue et portent chapeau. Le concours est avant tout un spectacle, le « clou » de la fête organisée à Angerville en 1907.
Loin d’être un événement local anecdotique, le concours de chiens de bergers d’Angerville est bien révélateur d’une époque où des pratiques agricoles séculaires sont mises en scène pour le plus grand plaisir du public. On organise d’ailleurs à la même époque des concours de chiens de chasse !
Fig 11 - A Authon-la-Plaine, devant le café Bordier, on se rassemble avant de partir pour un concours de chiens de chasse.
Notes
1 - Reveleau Louis, Utilisation du chien de berger : aperçu historique. – FAIR – Rambouillet.
2 -Paul Mégnin écrit en effet qu’Emmanuel Boulet est toujours « très habile à faire de la réclame ». Les Mégnin entendent pour leur part agir de manière scientifique et désintéressée. In L’Éleveur, journal hebdomadaire illustré de zoologie appliquée, de chasse, d’acclimatation et de la médecine comparée des animaux utiles n°601, 4 juillet 1896.
3 - Cet hebdomadaire, qualifié de « Revue de la Beauce et du Perche » est paru de 1858 à 1899.